DAKARACTU.COM - Pour sa première interview après les soulèvements populaires des 23 et 27 juin, Abdoulaye Wade a décidé de s’adresser à un journal catholique français. Je suis d’autant moins fondé à critiquer ce choix que, pendant les dix ans que j’ai passés à Jeune Afrique, plusieurs chefs d’Etat m’ont accordé des entretiens exclusifs sur des événements cruciaux pour leur pays. Si le président de la République du Sénégal souhaite s’exprimer dans la presse française dans un contexte aussi chargé, le Sénégalais que je suis serait toutefois plus fier de le lire dans les colonnes du Monde ou du Figaro, les plus prestigieux titres de l’Hexagone. Il aurait ce faisant mieux pénétré l’opinion française, ce qui semble être un souci constant chez lui.
Dans sa tonalité globale, l’interview donnée par Abdoulaye Wade à « La Croix » reflète sa propension à tout ramener à lui-même et à son fils. Le ton belliqueux n’est pas à la hauteur de l’enjeu fondamental de l’heure : l’apaisement du climat politique tendu au Sénégal. Le président de la République fait dans le registre de la dénégation. Il nie tout contenu de fond au soulèvement du 23 juin, tout sérieux à l’opposition, toute représentativité à ‘’Y en a marre’’, toute capacité à lui succéder aux prétendants à la magistrature suprême à l’exception de son fils…
Il reconnaît toutefois avoir fait une « double erreur » : ne pas s’être fait comprendre au sujet du ticket président – vice-président ; avoir voulu fixer la victoire au premier tour à 25% des suffrages exprimés alors que « le risque d’abstention n’est pas aussi important. » Le fait est suffisamment rare pour être signalé : Abdoulaye Wade, infaillible au point que certains journalistes l’aient surnommé « Dieu », concède qu’il s’est trompé. C’est tout à son honneur. Et à celui des Sénégalais qui l’ont ramené sur terre les 23 et 27 juin. « Vous ne pouvez pas imaginer tout ce qu’un chef d’Etat peut faire », martelait Wade pour signifier qu’il jouit d’un pouvoir absolu. Le peuple lui a rappelé qu’il est le seul détenteur de la souveraineté.
Le chef de l’Etat l’a appris à ses dépens mais le naturel revient toujours au galop quand on le chasse. C’est dans la nature de Wade de ne pas pouvoir prendre de la hauteur. Il est trop partisan, trop politicien, trop clanique pour se confiner à une postures présidentielle. De nombreux passages de son interview l’illustrent. Qui est derrière les événements du 27 juin ? « Je sais déjà qu’un membre important de l’opposition a commandité ces troubles afin de pousser la police à la bavure. » Il le sait-il alors qu’il confesse lui-même que l’enquête n’est pas encore terminée. S’explique-t-il le besoin de liberté des Sénégalais charrié par le vent du printemps arabe ? « Ici, c’est l’excès de liberté qui est à l’origine de ces troubles. Cet excès permet à certains de dire et de faire n’importe quoi contre le régime. » Ne sent-il même pas ne serait-ce un début de rupture avec la population ? N’y a-t-il pas une désaffection de la jeunesse incarnée par ‘’Y en a marre’’ ? « Les rappeurs de ‘’Y en a marre’’ ne représentent qu’eux-mêmes. » Les pontes du régime multiplient pourtant manœuvres et numéros de charme pour tenter d’amadouer ou de neutraliser ce mouvement.
Mais c’est trop demander à Abdoulaye Wade que de l’emmener à reconnaître que quelqu’un d’autre que lui représente quoi que ce soit au Sénégal. Le chef de l’Etat est si convaincu du contraire qu’il proclame : « Mon départ créerait au Sénégal un chaos pire qu’en Côte d’Ivoire. Qui pourrait me remplacer ‘’maintenant’’ ? Personne de crédible. » « Moi ou le chaos », l’expression achevée du culte de la personnalité et de la vanité du pouvoir. Wade en est sûr : c’est lui, et lui seul, lui le plus diplômé du pays, le plus compétent, le plus visionnaire, le plus beau, le plus…, le plus… qui est le garant du présent et de l’avenir, l’homme avant qui le Sénégal s’égarait et après qui le pays ira à la dérive. Le seul capable de le remplacer pour enrayer cette spirale de la régression, c’est son prolongement naturel, son fils Karim Wade. « La perspective qu’il devienne un jour président du Sénégal ne me déplait pas, dit de lui son président de père. Mon fils a de grandes capacités. Personne dans l’opposition n’a la compétence économique et financière de Karim. » Après moult dénégations, demi-mots et faux fuyants, Wade avoue que la perspective d’une dévolution monarchique ne lui déplait pas.
Je ne lui reproche toutefois pas de penser que son fils est le meilleur. Je crois d’ailleurs sincèrement que l’expérience que ce dernier a accumulée d’abord sur la place financière de Londres, ensuite au cœur de l’Etat sénégalais depuis 2000, font aujourd’hui de lui un homme compétent sur les questions économiques et financières. Affirmer qu’il est meilleur que tous en ces matières relève toutefois d’une forme de mégalomanie aiguë, absolutiste et dangereuse. C’est aussi la meilleure manière de faire une publicité négative à son fils. Un ministre de Wade, hommes d’affaires dans une autre vie, m’a fait en 2009 une confidence qui reste d’une brûlante actualité : « C’est Abdoulaye Wade lui-même, et personne d’autre, qui va finir par braquer tous les Sénégalais contre son fils, à force de leur dire que celui-ci est meilleur qu’eux. » C’est sans doute là une partie de l’explication de la détestation dont Karim Wade s’est dit être l’objet dans sa lettre ouverte.
Une phrase sibylline qui se glisse dans l’interview me semble mériter plus d’attention que tout le reste. Wade y déclare : « En réaction au 23 et au 27 juin, des jeunes de mon parti ont voulu se venger en brûlant les maisons des opposants. Je ne l’ai pas permis.» Dans ce contexte où ses proches invoquent ouvertement l’application de la loi du Talion, cette phrase du très belliqueux Abdoulaye Wade n’est pas anodine. Elle constitue une menace à peine voilée adressée à ses adversaires. La mettra-t-il à exécution ? Une seule certitude : les « comités de défense de la démocratie et des institutions », composés de jeunes de la mouvance présidentielle, constituent une sérieuse hypothèque sur la paix civile.
Quand on referme la page de l’interview, on garde de l’interviewé l’image d’un félin blessé, qui a perdu ses dents et ses griffes avec l’âge et l’usure du pouvoir, mais qui riposte par de violents hurlements. Le Sénégal doit souhaiter qu’Abdoulaye Wade se limite à la parole pour exprimer sa rage.
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