On vous a entendu dire que l’arrêt de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), ne remet pas en cause la décision du Tribunal de grande instance de Dakar ?
Ma première réaction sur la question était une réaction officielle du gouvernement du Sénégal. Je voudrais, avec votre autorisation, réagir ici en ma seule qualité de professeur des universités pour aborder les questions soulevées dans une perspective scientifique, celle du droit communautaire.
Comment vous accueillez cet arrêt en tant que professeur, alors ?
Il s’agit d’un arrêt intéressant qui comporte quelques insuffisances techniques mais ouvre des perspectives dans les rapports entre droit communautaire et droit national, juge national et juge communautaire.
Mais, c’est une décision pour laquelle il ne faut pas se méprendre sur le sens et la portée. Il ne faut pas faire dire à l’arrêt ce qu’il ne dit pas. D’autant plus que la jurisprudence de la Cour n’a pas vocation à se substituer aux autorités nationales compétentes, car elle est consciente du caractère subsidiaire du mécanisme communautaire de protection des droits de l’homme.
Il faut donc évoquer tout ce que dit l’arrêt, mais rien que ce qu’il dit et seulement ce qu’il dit, en ayant à l’esprit que le droit communautaire est, au-delà des prises de position politiques, subtil et flexible. Il nécessite du recul, de la hauteur et le sens de la nuance pour en décrypter la quintessence.
Que dit l’arrêt ?
Si l’on se contente du dispositif qui, seul, est disponible pour l’instant, il convient de distinguer les questions contenues dans l’arrêt. Les avocats de Khalifa Sall et autres avaient globalement formulé deux types demandes à l’endroit de la Cour : d’une part, des questions de procédure consistant à faire constater par la Cour la violation d’un certain nombre de droits (détention arbitraire, assistance d’un avocat dès l’interpellation, procès équitable) ; d’autre part, faire dire à la Cour qu’elle répare le préjudice subi, ordonne d’autres mesures dont l’arrêt des poursuites et la libération de Khalifa Sall et autres.
Quelles sont les réponses de la Cour ?
Sur le premier aspect, la Cour s’est prononcée sur des questions de procédure et demande à l’Etat de verser une indemnisation de trente cinq millions de francs Cfa aux requérants. On attend de lire l’intégralité de la décision pour comprendre la motivation réelle et la démarche de la Cour sur ces questions de procédure.
Sur le second aspect, la Cour les a déboutés en refusant d’ordonner la fin des poursuites et la libération des prévenus. La Cour les a déboutés parce qu’elle a évité le piège que les avocats lui tendaient en voulant la faire intervenir dans le fond pour annuler le jugement du Tribunal de grande instance hors classe de Dakar. Ce qui ferait d’elle une Cour suprême fédérale. Ce qu’elle n’est pas. En droit communautaire, il est devenu une sorte de «ponts aux ânes» que le juge communautaire ne peut pas annuler un acte de droit national. Dans l’affaire du 1er décembre 2015, M.M. Kakali contre Niger, la Cour dit qu’elle «n’est pas une juridiction de réformation des décisions des juridictions nationales».
La Cour a donc coupé la poire en deux en donnant raison à Khalifa Sall sur les questions de procédure et en donnant raison à l’Etat sur le fond ?
Cette caractérisation ne reflète pas tout à fait la réalité, car même sur la procédure, la décision comporte quelques curiosités. Ceux qui connaissent bien sa jurisprudence sont surpris, voire perplexes. Dans la droite ligne de sa jurisprudence, la Cour s’est toujours refusé à se prononcer sur les procédures judiciaires internes ou sur l’interprétation d’une décision de juridictions nationales. Elle affirme, selon une jurisprudence constante, qu’elle «n’est pas investie d’une compétence de contrôler les lois nationales», dans l’affaire Karim Wade contre Sénégal, ECW/CCJ/JUG/ du 19 juillet 2013 ; qu’elle «n’est pas compétente pour apprécier les lois internes des Etats membres ni les décisions rendues par les juridictions des Etats membres», dans l’affaire Abdoulaye Baldé contre Sénégal, ECW/CCJ/JUD/04 du 22 février 2013), et que le juge communautaire ne «peut apprécier la bonne application des textes de droit interne par les juges nationaux» : Arrêt Alazay Pawimondou contre Togo, ECW/CCJ/JUD/06/18 du 19 février 2018.
La Cour de Justice de la Cedeao a même rappelé, dans une affaire de poursuites judiciaires en cours - Ibrahima Sorry contre Guinée du 16 février 2016, point 78 -, qu’il «n’appartient pas au juge communautaire d’apprécier les motifs de l’ordonnance de prolongation de la détention du juge d’instruction vu qu’il n’est pas une chambre d’instruction de second degré». Elle est constante pour rappeler qu’elle «n’est pas une instance chargée de trancher des procès dont l’enjeu est l’interprétation de la loi ou de la Constitution des Etats de la Cedeao» : Cdp contre Burkina Faso du 13 juillet 2015, point 25.
Il est donc étonnant de voir cette décision du 29 juin 2018 aller à contresens de cette tradition jurisprudentielle bien établie. Mais le Sénégal a du respect pour la Cour qu’il a contribué à installer et à renforcer.
Dans l’arrêt rendu, la Cour souligne que la «détention intervenue entre la proclamation des résultats des élections législatives par le Conseil constitutionnel et celle de la levée de l’immunité parlementaire» est arbitraire.
Je vais faire trois observations. D’abord, la Cour considère que la détention actuelle n’est donc pas arbitraire ; celle qui est arbitraire - entre la proclamation des résultats et la levée de l’immunité parlementaire - serait déjà dépassée. La Cour insinue que l’Etat aurait dû le libérer après la proclamation des résultats, procéder à la levée de l’immunité parlementaire et l’arrêter de nouveau. On respecte cette position qui ne remet pas en cause la détention en cours.
Ensuite, cette conclusion sur la détention antérieure est tout de même surprenante, car la Cour a, à de nombreuses occasions, considéré qu’une détention est arbitraire lorsqu’elle n’a pas de base légale : Mamadou Tandja c. Niger du 8 novembre 2010), ou s’il est «manifestement impossible d’invoquer un motif juridique quelconque qui justifie la privation de liberté» (Ibrahim Sorry Touré contre Guinée ECW/JUG/03/13 du 16 février 2016, point 70).
Sur ce point, la Cour a même systématisé sa jurisprudence dans l’arrêt Konsou Kokou Parounam contre Togo, CW/CCJ/AP/01/2016 du 16 février 2016, point 42) en indiquant les principes guidant son raisonnement : «La démarche de la Cour, en présence d’une allégation de détention arbitraire, consiste, entre autres, à rechercher si ladite arrestation ou détention a une base légale.
Elle l’a indiqué dans l’arrêt Badini Salfo contre République du Faso» du 31 octobre 2012 : «La Cour estime qu’est arbitraire, conformément à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples toute arrestation intervenue sans motifs légitimes ou raisonnables et en violation des conditions préalablement établies par la loi». Dans son arrêt «Kpatcha Gnassingbé et autres contre Togo du 3 juillet 2013», elle a précisé : «Il lui appartient d’apprécier seulement si la détention et partant l’arrestation des requérants a une base légale». C’est précisément parce que le requérant Mamadou Tandja avait été détenu «en dehors de toute base légale» que la Cour a jugé «arbitraire» sa privation de liberté : arrêt Mamadou Tandja contre Etat du Niger, 08 novembre 2010.
Au Sénégal, la détention des personnes concernées par cette affaire résulte d’une enquête judiciaire et d’une instruction ponctuée de nombreux recours avant l’intervention d’un procès public où toutes les parties ont pu s’exprimer librement conclu par une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée. Pendant l’instruction, les demandes d’arrêt des poursuites et de liberté provisoire ont été refusées par le juge d’instruction, la Chambre d’accusation et la Cour suprême sur la base de la législation pénale sénégalaise.
D’où est-ce que la Cour tire le prétendu caractère arbitraire et les manquements au procès équitable ? Si l’on s’en tient à la définition qu’elle donne de la détention arbitraire, la qualification formulée dans cette affaire parait curieuse et ne reflète pas la doctrine prônée par la Cour d’Abuja.
Pourquoi la Cour n’est pas allée jusqu’au bout et, de la même manière qu’elle a constaté le non-respect des droits de Khalifa Sall et autres et leur a alloué des dommages et intérêts, n’a pas ordonné la libération immédiate de Khalifa Sall et l’arrêt de toute poursuite en son encontre ?
Par le passé, il lui est arrivé, dans des cas exceptionnels, d’ordonner la libération immédiate. Ainsi, on peut signaler deux arrêts dans lesquels la Cour a ordonné, au surplus pour des raisons médicales, la libération immédiate des requérants : Mamadou Tandjan contre Niger, en 2010 ; Alimu contre Nigeria ; et deux autres où elle a considéré que la détention du demandeur était justifiée par une base légale établie et a, par conséquent, rejeté les demandes tendant à ce qu'il soit ordonné à l’État défendeur de procéder à sa mise en liberté : Kpatcha Gnassimbé contre Togo.
Dans cette affaire Khalifa Sall et autres contre Sénégal, la Cour a donc délibérément fait le choix de n’ordonner ni l’arrêt des poursuites, ni la libération des détenus. Elle a compris qu’elle n’est pas une juridiction d’appel ou de cassation dotée du pouvoir général d’annuler les décisions rendues par les juridictions sénégalaises, en l’occurrence le jugement du Tribunal de grande instance qui garde toute sa vigueur.
De façon expressive, la Cour a précisé sa ligne de conduite lorsqu’elle est appelée à indiquer des mesures à prendre dans l’affaire Badini Salfo contre Burkina du 31 octobre 2012. Selon la Cour, «lorsqu’elle constate la violation des droits de l’homme, elle prescrit des mesures qui ont principalement pour finalité la cessation desdites violations et la réparation. Elle tient compte pour cela les circonstances propres à chaque affaire pour indiquer les mesures adéquates. La légitimité de ces mesures et leur chance de réalisation sont des principes qui guident la Cour. Lorsqu’elle examine une affaire qui se rapporte à une procédure judiciaire en cours dans un Etat membre, ses décisions n’ont pas vocation à interférer avec les décisions que les juridictions nationales seraient amenées à prendre. La Cour ne peut ordonner des mesures dont l’exécution viendrait à fragiliser ou à anéantir l’autorité et l’indépendance du juge national dans la conduite des affaires dont elle est saisie».
Donc, le procès en appel continue ?
La juridiction d’appel appréciera. Mais, oui en principe ! Ce sont les intéressés eux-mêmes qui ont introduit l’appel. Dans d’autres systèmes de protection des droits de l’homme, l’arrêt de la Cour communautaire peut avoir plus d’impact parce que celle-ci ne peut être saisie et ne peut se prononcer qu’après épuisement des voies de recours internes. Ce qui n’est pas le cas dans le système de la Cedeao où la Cour peut intervenir avant même l’épuisement des voies de recours internes. Ce qui fait que son intervention ne suspend, ni ne stoppe ou n’éteint les procédures nationales en cours. C’est l’un des grands paradoxes du système qui accroît la complexité contentieuse du système et compromet aussi son efficacité optimale. Au surplus, si la Cour avait la compétence de remettre en cause, à tout moment, les décisions rendues par les juridictions nationales, ce serait la fin des systèmes judicaires des pays ou alors l’apparition d’une Cour suprême régionale capable d’annuler toutes les décisions de l’Afrique de l’Ouest dans tous les domaines, y compris pénal.
Quid de la portée de l’arrêt rendu dans l’ordre juridique national ?
Précisons que l’arrêt rendu par la Cour a, au-delà du caractère exécutoire principiel, un caractère en réalité déclaratoire. C’est-à-dire que la Cour constate la violation et laisse le soin à l’Etat condamné d’en tirer toutes les conséquences en droit interne. Car la Cour ne veut pas s’ériger en Cour suprême comme nous l’avons rappelé. Il appartient à l’Etat concerné de mettre en œuvre l’arrêt avec une marge de liberté d’appréciation respectueuse de sa souveraineté.
La Cour de la Cedeao a appliqué cette démarche précautionneuse lorsqu’elle considère que «dans l’affaire Bladé et autres contre Etat du Sénégal, ECW/CCJ/JUG/04/13 du 22 février 2013» qu’elle «n’est pas compétente pour ordonner des injonctions de faire à l’Etat du Sénégal relativement à ses lois et procédures internes». C’est pour cette raison que je souris quand j’entends parler de possibles sanctions contre le Sénégal.
Quels enseignements vous tirez de cette affaire au regard du droit communautaire ?
La philosophie de la relation entre la Cour de justice de la Cedeao et les juridictions nationales doit
être rappelée : il ne s’agit pas d’une relation hiérarchique, mais bien d’une relation de collaboration nécessaire à la pénétration du droit communautaire dans les ordres juridiques des Etats membres.
A cet égard, une évidence qui échappe à l’attention doit aussi être rappelée : le juge national est le juge de droit commun du droit de la Cedeao, il est le juge naturel de protection des droits de l’homme.
La Cour de justice de la Cedeao, en tant que juge communautaire et d’attribution des droits de l’homme, doit privilégier l’approche dialogique avec les juridictions nationales chargées d’assurer l’application du droit communautaire interne. Elle est conçue pour compléter le dispositif de protection des droits de l’homme. La Cour, elle-même, a considéré, dans sa jurisprudence antérieure que ce n’est que «dans la relation entre la Cour et les juridictions nationales que le droit communautaire prospérera, et que la Communauté dans son ensemble s’en appropriera» (Kemi Pinhero versus Ghana, ECW/CCJ/JUD/11/12 du 6 juillet 2012, point 52).
Le gouvernement va-t-il appliquer la décision de condamnation pécuniaire de la Cour ?
Encore une fois, le principe général est que l’Etat du Sénégal respecte les décisions de la Cour. Au demeurant, sur cette question, une précision de taille doit être faite : retenons que la finalité de la réparation de la violation n’est pas punitive ou répressive.
C’est la Cour qui l’a précisé dans sa jurisprudence (Musa Sadykhan versus Gambie, N°ECW/CCJ/JUD/08/10 du 16 décembre 2010, point 43). Selon elle, la réparation est accordée afin de permettre «la satisfaction équitable» et rien d’autre. La Cour est consciente qu’elle n’est pas juge pénal. Elle a souligné que les mesures ordonnées n’ont pas vocation à sanctionner l’Etat responsable, mais de permettre à une réparation «juste et équitable» : Bayi and 14 others versus Nigeria, N°ECW/CCJ/APP/10/06 du 28 janvier 2009, point 45.
Par ailleurs, dans la rigueur scientifique, il va sans dire que l’approche de la Cour dans l’octroi des indemnités est discutable pour au moins deux raisons : premièrement, la Cour n’a pas de texte précis qui lui permet de formuler des réparations. Le fondement est d’origine jurisprudentielle contrairement à la Cour interaméricaine des droits de l’homme où c’est le texte de la Convention qui prévoit la réparation (article 63, alinéa 1) ; deuxièmement, la Cour gagnerait à revoir les modalités de base de la condamnation pécuniaire qu’elle octroie même si elle s’inspire de la pratique jurisprudentielle internationale. L’approche au cas par cas est intéressante, mais, la Cour doit dire les critères de base du montant qu’elle fixe.
Avec Le Soleil
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