Le journal mauritanien « RIM-sans frontières » affirme – en congédiant royalement le conditionnel – que le Sénégal a accepté d’être, à la fois, le porte-flambeau continental et la locomotive diplomatique du retour du Maroc à l’Union Africaine (UA), après 33 ans d’absence, moyennant des arguments sonnants et trébuchants qui frôlent les 50 millions d’euros décaissés par Rabat et encaissés par Dakar, avant le 27e Sommet de Kigali. La révélation est relayée et exploitée par un communiqué du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) qui exige des explications gouvernementales, sans équivoques ni retards.
Sur l’information brute et sa formulation abrupte, je greffe évidemment un commentaire laconique, gêné et lourd d’affliction. Dans l’impossibilité de confirmer ou d’infirmer, il convient, jusqu’à nouvel ordre, de convoquer Talleyrand : « Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Sauf, si l’excès est excédentaire de preuves qui, pour l’instant, ne figurent pas dans les colonnes du journal mauritanien plus enclin à cogner les autorités sénégalaises qu’à convaincre les lecteurs sénégalais et africains. Malheureusement, les eaux furieuses de la désinformation étant voisines des flots ininterrompus de l’information, les patriotes imbus de dignité et soucieux de souveraineté, sont forcément figés au carrefour de la perplexité totale et de la douleur sans bornes.
En vérité, les pêcheurs en eaux troubles ne pêchent (de façon fructueuse) que là où les eaux sont perpétuellement ou sporadiquement troubles. A l’image du triangle dur et mou – c’est-à-dire solide et convulsif – que constitue la relation à trois : Dakar, Nouakchott et Rabat. L’histoire, la géographie et la religion ont, en effet, consolidé les axes mais la géopolitique et la diplomatie ont périodiquement éprouvé les fondations dans une région maghrebo-africaine qui est grandement désertique sans être un désert de crises. Loin s’en faut. Du refus marocain de reconnaitre l’indépendance de la Mauritanie (accordée par la France, en novembre 1960) à la crise interminable du Sahara Occidental via le conflit sénégalo-mauritanien des années 1989-1990, des frictions diplomatiques et des vicissitudes géopolitiques ont été enregistrées puis dissipées. Un passé récent et opaque qui exige des autorités actuelles des trois pays, une bonne connaissance des dessous de cartes qui ont permis à la vigueur des relations bilatérales de prendre constamment le dessus sur les vicissitudes nées des tensions sous-régionales.
Les liens de fraternité et de spiritualité entre les peuples du Maroc, de la Mauritanie et du Sénégal sont forgés au fer lourd et quasiment inoxydable. En revanche, les grimaces de l’Histoire, les aléas de la politique et les pesanteurs de la géopolitique ont parfois enfanté quelques accrocs. C’est un euphémisme pour contourner un vocabulaire inflammable : clash, désaccords brutaux ou violents. Sous Mohamed V (1956-1961), le Sénégal indépendant n’a pas eu le temps d’ébaucher un axe Dakar-Rabat. Il s’y ajoute que les orientations idéologiques furent assez éloignées. Bien que Royaume – de prime abord conservateur voire féodal – le Maroc de Mohamed V faisait partie du Groupe de Casablanca estampillé « progressiste » dans un monde bipolaire ; tandis que le Sénégal prenait place parmi les Etats modérés du Groupe de Monrovia. C’est l’arrivée sur le Trône du Roi Hassan II, licencié en droit et ancien étudiant du célèbre constitutionnaliste Georges Vedel, qui a favorisé l’amitié voire la complicité intellectuelle et politique entre le Président Senghor et le jeune Souverain du Maroc. L’éviction de Mamadou Dia (un fidèle ami de l’Algérien Ben Bella) a également amplifié les relations bilatérales.
Cependant, l’amitié Senghor-Hassan II ne fut pas exempte de divergences profondes, précisément à propos de la Mauritanie dont l’indépendance reconnue par le Sénégal – diplomatiquement remorqué par la France – est fermement rejetée par le Maroc qui la revendique en tant que province méridionale. Pour Rabat, les frontières du Royaume chérifien longeaient le fleuve Sénégal. Par contre, la France désireuse d’exploiter les mines de fer de Zouerate à travers la MIFERMA (l’équivalent mauritanien d’ELF au Gabon) protège la souveraineté de « l’Etat artificiel de Mauritanie » par un accord de défense militaire. La grosse pomme de discorde entre le Sénégal et Maroc ne disparaitra qu’en 1969, après que Rabat eut reconnu l’indépendance du pays de Moktar Ould Daddah, un autre ami de Léopold Sédar Senghor.
Coup de théâtre – l’Histoire est incroyablement fertile en paradoxes – la Mauritanie et le Maroc (l’un avait contesté le droit à l’existence de l’autre) s’allient à travers le fameux l’Accord de Madrid, pour se partager, tel un gâteau de table, le territoire du Sahara Occidental. Nous sommes en 1976. Vive colère du Président Houari Boumediene qui, en collusion avec Kadhafi, arme lourdement le Polisario. Le Président Senghor exprime automatiquement sa solidarité agissante envers le Maroc et la Mauritanie. Mieux, le Sénégal s’implique dans l’opération militaire « LAMANTIN » déclenchée par la France de Giscard d’Estaing, en faveur de l’armée mauritanienne mise en difficulté par les unités du Polisario qui sabotent le train minéralier Zouerate-Nouadhibou, c’et-à-dire le poumon économique de la Mauritanie.
Jusqu'au matin du 10 juillet 1978, année du coup d’Etat contre le Président Moktar Ould Daddah, les bombardiers français JAGUAR décollaient de la base aérienne d’Ouakam et allumaient, en moins de 40 minutes de vol, les colonnes du Polisario. Cette contribution du Sénégal à l’effort de guerre a empêché la disparition de la Mauritanie. Une perspective inquiétante voire alarmante pour Senghor qui ne voulait pas que l’Algérie de Boumediene devînt frontalière du Sénégal via son satellite du Polisario, potentiel maitre d’une Mauritanie militairement affaissée et annexée. Comme quoi, la Mauritanie et le Maroc doivent ensemble une fière chandelle au Sénégal. Notamment, la Mauritanie. Feu le Président Moktar Ould Daddah raconte dans son livre-mémoires que son collègue sénégalais Léopold Sédar Senghor l’avait prévenu de la nouvelle et non amicale mission que la France avait assignée à un de ses ambassadeurs à Nouakchott, du nom de Jean-François Deniau, futur ministre.
Hélas, ces trois et décisives marques de solidarité active du Sénégal n’ont pas empêché, en 1989-1990, l’éclatement du tragique conflit sénégalo-mauritanien, au cours duquel la position du Roi Hassan II (même exprimée de façon sibylline) induisit l’effet escompté. On se rappelle qu’il avait dit : « La Mauritanie est un pays ami, le Sénégal est un pays frère ». Diplomatiquement, il n’avait fâché personne. Et pourtant, le fléau de la balance royale penchait en faveur du Sénégal. Le chancelier prussien Bismarck répétait la vérité que voici : « Un pays fait son histoire mais subit sa géographie ». Les trois capitales que sont Dakar, Nouakchott et Rabat en sont sûrement convaincues. Ce qui ne semble pas être le cas pour les rédacteurs du journal « RIM-sans frontières ». Sauf, s’ils sont entrés en possession de preuves irréfutables et de traces nettes sur la matérialité des 50 millions d’euros versés au Sénégal, afin d’en faire l’éclaireur de pointe de la diplomatie chérifienne sur la scène africaine. Faut-il réagir ou mépriser le journal étranger, nonobstant le vif communiqué du PDS ? Dans tous les cas de figure, l’accusation est gravissime, car tous les pays et tous les peuples sont d’égale dignité. Le Maroc est notre ami et non notre maitre. Il a sa place à l’OUA-UA dont il est membre fondateur. Mieux, le Maroc a très tôt équipé en armes et aidé en argent, les mouvements de libération comme l’ANC et le MPLA, dès 1961. Toutefois, le Sénégal n’est pas son estafette.
La seule certitude indéniablement partagée par les observateurs, porte sur la conjoncture politique et- diplomatique très dangereusement creuse en Mauritanie. La glaciation démocratique manifestement durable (la persécution des opposants et des anti-esclavagistes, l’expulsion de Tarek Ramadane et les incertitudes post-second mandat du chef de l’Etat) le froid persistant avec le Maroc (Rabat n’a pas digéré la posture officielle de la Mauritanie lors des funérailles du défunt Président de la RASD, Mohamed Abdelaziz) et l’échec humiliant du Sommet de la Ligue arabe de Nouakchott (le 25 juillet 2016) boycotté par les dirigeants arabes les plus influents, créent une lente montée des périls intérieurs qui favorise la quête de dérivatifs ou d’exutoires extérieurs. La recette est aussi vieille que la politique elle-même. Ce n’est pas étonnant que dans l’article de « RIM-sans frontières », l’auteur forge un lien entre les 50 millions d’euros débloqués par le Maroc et l’expulsion, par le Sénégal, des camélidés mauritaniens des zones sylvo-pastorales des régions de Louga et de Matam. En définitive, rien de nouveau sous le soleil des relations sénégalo-chérifiennes. Sauf les 50 millions d’euros fictifs ou réels. Maitre Jacques Baudin, lointain prédécesseur du ministre Mankeur Ndiaye, ferraillait déjà, à Ouagadougou, pour le retour du Maroc à l’Union Africaine (UA).
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