On contemple tristement l’image d’une démocratie adulte qui s’auto-désagrège inexorablement, en roulant à vive allure vers le carrefour des périls. On est abasourdi devant l’inqualifiable propension à interdire les manifestations de l’opposition et, parfois, à contrer l’expression de la grogne d’autres segments apolitiques de la société. Les habitants, bourgeois, cultivés et raffinés des villas cossues de Fann-Résidence – mécontents de l’érection du haut mur de l’ambassade de Turquie – n’ont- ils pas été « lacrimogénés » par une Police ayant reçu l’ordre d’enrayer leur marche de protestation ? Curieux mode de gouvernance d’un régime qui est pourtant sorti (sans forceps : 65% des voix) des entrailles d’une démocratie majeure. De la gouvernance vertueuse, on a bondi vers la gouvernance périlleuse via la gouvernance obtuse.
A la foire de l’absurdité, de l’erreur et de l’ineptie, il va sans dire que les stands bien achalandés pullulent. Attardons-nous, un tout petit peu, devant le rayon des arguments et des justifications aussi officiels que spécieux ! En vrac, les voix autorisées – celles du Président, des ministres et des caciques de l’APR – évoquent l’importance du sommet de la Francophonie, le contexte sous-régional (sous-entendu l’islamo-terrorisme au Sahel), les servitudes sécuritaires liées à la double présence de François Hollande et du Premier ministre du Canada, la valeur des informations reçues par le Président Macky Sall et last but no least les arrière-pensées diaboliques de Maitre Abdoulaye Wade. Autant d’alibis destructibles au contact de l’expéience convoquée et au choc des contre-arguments développés.
Nul besoin de faire l’anatomie de la Francophonie, pour convenir qu’elle ne doit, en aucun cas, mettre en berne la Constitution massivement votée, en janvier 2001, par le peuple souverain du Sénégal. Laquelle (Constitution) consacre admirablement une somme de libertés. Y compris les plus démocratiques. A l’honneur du peuple sénégalais et de son génie. La France qui a abrité un sommet de la Francophonie, en 1986, puis organisé d’innombrables sommets France-Afrique, n’a jamais mis sous le boisseau ses propres lois, pour le succès de telles rencontres…au sommet. Ironie du sort, un millier d’Australiens ont manifesté sous les yeux du Président sénégalais, à Brisbane, en marge de la réunion du G20. Moralité : le gardien de la Constitution, en l’occurrence Macky Sall, doit davantage sauvegarder la Loi et /ou les lois fondamentales, à travers des postures démocratiques et républicaines plus lucidement affirmées.
S’agissant de la conjoncture sous-régionale, les théories anti-manifestations du gouvernement sont globalement insignifiantes. Si l’on promène un regard sur la carte – comme nous y invite le spécialiste de la géopolitique, le Professeur Yves Lacoste – on constatera que le Sénégal est protégé de la bande saharo-sahélienne, par deux glacis très larges que sont les immenses territoires du Mali et de la Mauritanie. Deux Etats, donc deux écrans qui empêchent physiquement tout contact entre le Sénégal et Aqmi ou son satellite : le Mujao. Il s’y ajoute que la lutte contre le terrorisme relève plus des services spéciaux que des compagnies du GMI ou des escadrons de la Légion d’intervention de la gendarmerie. Car, la meilleure défense contre le terrorisme réside dans le renseignement de qualité venant à son heure. Tout le reste relève de l’esbroufe.
Du coup, les contraintes de sécurité découlant du séjour d’une cinquante de chefs d’Etat et de gouvernement de l’espace francophone, paraissent exagérées à dessein. Tenez, le Président François Hollande a passé une nuit à Bamako, en février 2013, et circulé toute une matinée dans les villes de Tombouctou et de Gao. Qui peut déambuler dans l’Azawad (le sanctuaire de l’hydre djihadiste) peut roupiller comme une marmotte dans la presqu’ile du Cap-Vert où Paris dispose de détachements militaires et de coopérants dans le domaine sécuritaire. Bref, la France (membre du club des grandes puissances) est bien outillée pour sécuriser son Président jusqu’aux antipodes.
Toujours au chapitre de la sécurité, certains collaborateurs du Président répètent sur les plateaux de télévision ou chuchotent à l’oreille des journalistes que Macky Sall est très, très informé. Avec un air théâtralement mystérieux, ils sous-entendent que le Président Sall sait des choses. Evidemment, un chef d’Etat est logiquement plus informé qu’un directeur de publication. Fort heureusement pour le pays. Mais, c’est là une évidence à tempérer ; puisque l’Histoire fourmille d’évènements prouvant qu’au plus haut niveau de l’Exécutif, le flux de renseignements peut charrier des bribes d’intoxications aveuglantes. Le très informé Blaise Compaoré n’a pas vu venir la trahison de son inamovible ministre des Affaires Etrangères – et non moins – officier général de la gendarmerie burkinabé : Djibril Bassolé. Une collusion entre une fraction du commandement militaire et une partie de l’opposition politique que les ambassadeurs évoquaient à voix basse à Ouagadougou.
Quant aux calculs diaboliquement déstabilisateurs du libéral Abdoulaye Wade, ils sont le menu d’un débat permanent. Avant Macky Sall et ses proches, Jean Collin disait en privé : « Abdoulaye Wade est un homme dangereux ». Jugement tombé des lèvres d’un ennemi avisé. Certes l’animal politique Abdoulaye Wade est un cocktail de défauts et de qualités. Mais le verdict du tribunal de l’Histoire est sans appel. Après 26 ans d’opposition (avec Macky Sall dans sa troupe) le « dangereux » Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir par les urnes, et l’a quitté par les urnes. Loin des armes à feu et des ficelles de la subversion. En tout état de cause, la feuille de route intangible d’une démocratie respectable est de vaincre les fossoyeurs de la démocratie sans les accompagner dans la tombe. A cet effet, la gouvernance démocratique a pour unique magasin d’armes : la Constitution. En résumé : la démocratie n’est pas l’anarchie ; mais la démocratie n’est pas non plus la tyrannie de la majorité sur la minorité.
Ce feuilleton périlleux autour de la marche ou du meeting du PDS, a fonctionné comme un révélateur, pour emprunter le vocabulaire de la photographie. En effet, il a mis à nu, le processus décisionnel au plus haut niveau de l’Etat. L’hégémonie des sécurocrates (gens du renseignement) autour du Président est patente. Manifestement, ces derniers exploitent son inexpérience ou sa faible connaissance des organes névralgiques de l’Etat voire sa peur, pour lui fourguer les schémas les plus secs de la gouvernance rude. Comme si le Sénégal avait la même trajectoire historique que les autres Etats de la CEDEAO qui ont tous été des terreaux fertiles en putschs militaires et des laboratoires d’incessantes refondations de l’Etat.
Dès 1974, nonobstant l’apogée du Parti unique en Afrique, le Président Senghor opta pour une aération de la vie politique au Sénégal, avec le surgissement autorisé de trois courants politiques, c’est-à-dire trois partis légalement constitués sur l’échiquier. Six ans plus tard, en 1980, Abdou Diouf décréta le multipartisme illimité. Du reste, l’âge et la crédibilité de notre démocratie (deux alternances douces en 2000 et 2012) ne sont pas étrangers à la désignation de Macky Sall à la tête du Comité de médiation et « au succès de la diplomatie sénégalaise au Burkina » comme le signale fort justement le ministre des Affaires Etrangères, Mankeur Ndiaye, lui-même, très immergé dans la Transition au pays du Moro Naba. Pareille image du Sénégal dans le monde vaut tous les barils de pétrole. Et interdit toute épreuve de force, forcément dévastatrice, avec une opposition qui fait partie du décor de la démocratie.
Au demeurant, une interdiction musclée du meeting diffuse davantage la tension et la violence. La puissante force de frappe de la Police (dragon en tête) aura ponctuellement le dessus sur la foule ; mais la répression policière aura également le fâcheux effet d’ouvrir la saison des marches sporadiques et tournantes dans toute la conurbation dakaroise. Et, surtout, d’installer un climat électrique incompatible avec une hospitalité exemplaire. Ainsi, le cycle des manifestations entamées, réprimées et recommencées, en divers endroits de la capitale difficile à quadriller, polluera davantage le sommet, des 29 et 30 novembre, qu’un rassemblement populaire au cours duquel Macky Sall et son régime seront verbalement attaqués dans une atmosphère de kermesse. Bref, la démocratie n’est pas un banquet ; encore moins un diner de gala. Quand un pays choisit la démocratie, son Président démocratiquement élu, accepte les emmerdements qui vont avec.
Si les faucons civils et/ou militaires tiennent le haut du pavé, en gardant le monopole de l’influence au Palais, c’est parce que d’autres têtes pensantes du régime (le pléthorique collège des conseillers) ont baissé pavillon, en refusant d’engager courageusement le duel des idées et la confrontation des éclairages pré-décisionnels. Des journalistes de talent et des intellectuels de valeur évoluent autour du Président de la république et siègent au gouvernement. Je les connais individuellement. Ils sont tous dotés d’une bonne armature intellectuelle. Beaucoup, d’entre eux, sont philosophiquement d’obédience voltairienne, donc de culture peu ou prou protestataire, au sens noblement iconoclaste du terme. Question : pourquoi ces intellectuels et journalistes proches du chef de l’Etat ont perdu la bataille de la défense des principes (si jamais ils l’ont engagée) contre les conseillers amateurs de veillées d’armes sans fin ? En tout cas, Alioune Tine qui a digéré, dans un passé récent, des couleuvres aussi grosses que des boas (expulsions des réfugiés Kukoye Samba Sagna et Makaïla Nguébla puis validation de la liste non paritaire de Touba) a refusé, aujourd’hui, d’avaler le tronc d’arbre de l’interdiction des manifestations.
PS : Chez Macky Sall, le cheminement de la décision est d’autant plus alarmant qu’il fait osciller entre une fermeté qui enfante les périls et une capitulation qui dévalue l’Etat, à l’image du franc CFA. Wade va manifester, donc Wade va gagner. Une réelle banalité en démocratie prend ainsi le relief et la couleur d’une gloire politique. Une gloire bêtement servie (pardonnez-moi l’expression) sur un plateau d’argent, au leader du PDS.
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