Célébration des 80 ans de Thiaroye : Une historienne française dénonce un mensonge d’État

Depuis l’annonce officielle de la République française consacrant « la reconnaissance de six tirailleurs massacrés » au camp militaire de Thiaroye le 01 décembre 1944, les porteurs de voix se font entendre à l'instar de Armelle Mabon, une historienne française, maîtresse de conférence en histoire à l’Université de Bretagne Sud, aujourd’hui retraitée, et également membre du Collectif  Secret Défense de la France.

Elle a publié en 2010 chez La Découverte : Prisonniers de guerre " indigènes " Visages oubliés de la France occupée. C’est un livre dans lequel elle consacre un chapitre au camp de Thiaroye. De même, elle a publié cet article : "Le Massacre de Thiaroye : crime continu de la Françafrique", dans les Cahiers d'Histoire, revue d'histoire critique, n°157, avril-mai-juin 2023.

Investie pour le rejaillissement de la vérité dans cette affaire, elle se démène depuis 20 ans pour rétablir la vraie histoire pour la mémoire des libérateurs de la France, tués le 1 décembre 1944.

Elle a été interrogée par nos confrères de du médium français, « Le Point » publié ce samedi. Nous vous proposons des extraits de l’entretien.


Selon la version officielle, une mutinerie au camp militaire de Thiaroye (en banlieue de Dakar) aurait été déclenchée par les soldats des forces coloniales, anciens prisonniers de guerre sur le sol français, conduisant les forces françaises à ouvrir le feu, tuant trente-cinq tirailleurs sénégalais. Relayée pendant des décennies par l'État français, cette version fait l'objet de nombreuses controverses, plusieurs historiens pointant les incohérences ainsi qu'un « mensonge d'État » savamment entretenu. Parmi eux, l'historienne Armelle Mabon, qui travaille depuis plus de vingt ans sur ce massacre, avance le chiffre d'environ 300 tirailleurs assassinés par les forces armées françaises et la spoliation de leurs soldes et primes. Alors que le Sénégal s'apprête à commémorer les 80 ans du massacre de Thiaroye, l'historienne française revient sur ce que cette décision implique.
 
Dans une décision datée du 18 juin, la France a décidé d'octroyer la mention « morts pour la France » à six tirailleurs sénégalais exécutés lors du massacre de Thiaroye en décembre 1944. Que signifie cette décision ?
 
Le massacre de Thiaroye, c'est quatre-vingts années de mensonge d'État sur une ignominie, parce qu'il faut quand même savoir que c'était un massacre qui a été commis sur d'anciens tirailleurs venus aider la France, qui avaient été faits prisonniers par les Allemands et détenus sur le sol français avant de rentrer à Dakar. C'est un massacre prémédité, puisque des automitraillettes avaient été transportées au camp militaire. Ça a été une telle boucherie! Ces hommes ont été assassinés parce qu'ils réclamaient tout simplement leurs droits, de toucher leur solde. Avec la mention « morts pour la France », le ministère des Armées françaises reconnaît le mensonge d'État, même s'ils ne veulent pas le dire aussi clairement. Cela met en lumière les obstacles, les mensonges de la France sur ce dossier. Et puis cette décision permet également de restaurer la mémoire de ces six anciens tirailleurs.
 
Le mensonge de l’ancien président français François Hollande en 2014 à Thiaroye lors des 70 ans
Lors de son discours, François Hollande avait demandé la mise à disposition des archives sur ce massacre. Mais en réalité, on voit que toutes les archives n'ont pas été rendues accessibles, or il s'agit des archives les plus sensibles, avec la liste des victimes, la liste des rapatriés, la cartographie des fosses communes, les calculs des soldes dont ces hommes ont été spoliés? Ces archives proviennent de Dakar : elles sont restées auprès des forces françaises jusqu'en 2011, date de la dissolution de celles-ci au Sénégal, puis ont été transférées en métropole d'après mon hypothèse. Elles sont désormais entreposées quelque part en France et continuent à ne pas être versées au service historique de la défense. Certains veulent absolument maintenir le récit officiel, de peur que cela ne puisse entacher l'honneur des officiers compromis.
 
Cette année coïncide avec les 80 ans de plusieurs événements : le débarquement de Normandie, le débarquement de Provence. C'était difficile pour l'État français de faire abstraction du 80e anniversaire de Thiaroye, la responsabilité de la France est désormais engagée.
 
Ce que je trouve particulièrement indécent, puisque Biram Senghor (seul descendant en vie étant donné que les identités des autres tirailleurs demeurent inconnues) a quand même 86 ans et réclame depuis des années la pension pour son père sans jamais avoir obtenu de réponse. Finalement, j'ai donc reçu un message le 8 juillet confirmant que la décision avait été officiellement prise le 18 juin. Bien évidemment, j'ai aussitôt annoncé la nouvelle. Cette décision est survenue deux jours avant la rencontre entre Macron et le président sénégalais à Paris. Est-ce que cela a pu jouer ? On sait en tout cas qu'ils ont évoqué Thiaroye lors de leur échange.
 
Les attentes des familles à l’image de Birame Senghor qui a perdu son père Ngor Senghor
Désormais, tout le monde sait qu'il s'agit d'un massacre, même si je reste contrariée par des historiens véreux qui défendent la thèse nationale. Cela fait depuis 2014 que je me bats contre l'État, c'était très dur et coûteux, j'aimerais que cela aboutisse. Je suis très satisfaite de cet avancement et, symboliquement, c'est le premier coup de ciseau dans ce mensonge d'État. Cette annonce est une avancée, mais c'est un petit pas. J'espère qu'il y aura d'autres annonces beaucoup plus importantes qui suivront. En tant qu'historienne, je veux avoir accès aux archives, celles que l'on m'a interdit de consulter. Je les réclame depuis un moment à la Direction de la Mémoire, du Patrimoine, de la Culture, une direction du ministère des Armées. Je leur ai dit : « Puisqu'ils sont morts pour la France, vous avez forcément les documents qui permettent de dire ce qui s'est réellement passé. Rendez-les consultables au service historique de la Défense. » Ceux-ci permettraient d'établir la liste des différents rapatriés, et ainsi dresser la liste des victimes. C'est dans l'intérêt de la France parce que là, il y a un incident diplomatique entre les deux pays. Je souhaite également que le ministère des Armées ouvre une enquête en bonne et due forme pour déterminer qui a osé travestir, en toute conscience, comme lors du 70e anniversaire du massacre, la mémoire de ces hommes.
 
Birame Senghor, 80 ans, réclame toujours reconnaissance de son père et réparation
Une réparation est également nécessaire pour rétablir les droits des familles. Toutes doivent récupérer les sommes que leurs pères n'ont pas perçues. Les montants ne peuvent pour le moment pas être évalués puisqu'on n'a pas les documents de calcul des soldes et des primes. Il faut également évaluer les préjudices des familles des trente-quatre condamnés. Au-delà des sommes, c'est surtout rétablir la justice et rétablir l'honneur de ces hommes. Birame Senghor demande une indemnisation pour l'assassinat de son père et la réparation pour les quatre-vingts années de mensonge, il avait porté l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH). J'espère que la France va faire une annonce pour lui, car il est âgé, le temps presse. Il pourrait y avoir également d'autres descendants, deux autres tirailleurs parmi les six étaient mariés avant d'être mobilisés. Il y a un travail d'enquête considérable à mener, y compris en Côte d'Ivoire, au Burkina, etc..., puisque les tirailleurs venaient de plusieurs colonies françaises.
Dimanche 11 Août 2024
Dakaractu



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