LE «PROCÈS» du 05 SEPTEMBRE 1895 : LA RUMEUR DE LA CONSÉCRATION
À l’heure de la commémoration du 127ème anniversaire de la convocation de Serigne Touba au palais du Gouverneur Général, que d'autres appellent les rákkas de Ndar, il nous semble important de sortir un peu de l'émotionnel pour nous plonger dans un voyage historique qui s'inscrit dans une démarche de compréhension de l'ordre des choses très souvent invisible à l'émotion. Car ce « procès » résume bien l'antagonisme axiomatique entre la soumission à Dieu et la domination ou, si l'on préfère, entre Serigne Touba et les colons.
Pour comprendre la posture et le parcours de Serigne Touba, il nous faut revenir sur la date du 05 septembre 1895. Celle-ci est d'autant plus importante et centrale qu'elle renvoie au rendez-vous de la foi, de l'assurance, de la confiance, de la soumission à Dieu, de la résistance et de la «non-violence».
Le nom d'Amadou Bamba est apparu pour la première fois en mars 1889 dans une correspondance officielle, lorsque le Département des Affaires Politiques écrit à l’Administrateur du Kajoor son inquiétude au sujet des rumeurs sur le « Marabout appelé Amadou Bamba installé entre Baol et Kajoor et que ralliaient de nombreux adeptes. » L’on demanda à l’administrateur Angot de procéder à une enquête très discrète. En avril 1889, il rapporte : « Au cours de ma mission, j’ai réalisé des enquêtes dans différents endroits sur les activités du marabout. Partout…j’ai entendu grand bien à son sujet. Il s’agit d’un homme pieux et tranquille dont la seule faute est qu’il s’occupe d’un grand nombre de “moins que rien” dont il fait des élèves marabouts et si ces gens ne sont pas étroitement surveillés, ils causeront progressivement des difficultés. »
À l'évidence, en 1889, l'administration coloniale ne reprochait rien à Serigne Touba. Au contraire, l'enquête révèle de la piété allant de pair avec la tranquilité en ce qui le concerne. Il n'est, pour s'en convaincre, que de lire tout le rapport d'avril 1889. Sous ce point au moins, l'administrateur colonial voit juste. Mais l'information capitale est ce qui suit : « ...Si ces gens ne sont pas étroitement surveillés, ils causeront progressivement des difficultés. » Autrement dit, il y avait lieu de le surveiller. Ce qui fut le cas.
En juillet 1895, Leclerc, administrateur du cercle de Saint-Louis, dit que « Serigne Touba avait tenu une réunion devant 700 hommes, dont de nombreux anciens partisans de Lat Dior.» Lisons ensemble ce qu’il rapporte : « Je ne connais pas les mots exacts de son discours, mais il est certain, pour quiconque connaît la prudence d’Amadou Bamba, qu’il n’avait pas dit de choses répréhensibles. Mais il n’en est pas moins certain que dans la soirée, alors que le marabout parlait dans sa hutte…ses talibés circulaient de groupe en groupe, donnant des instructions pour un soulèvement plus tard dans l’année. »
En 1895, le rapport de l'administrateur Leclerc renverse radicalement la perspective de l'administration coloniale sur Serigne Touba. Après quelques années, assez vite, Serigne Touba commença à faire peur et à inquiéter l'administration coloniale. Assez facilement, elle voit en Serigne Touba un concurrent, une force d'opposition. Ainsi, il devient une nouvelle donne aux yeux de l'administration coloniale, à laquelle elle doit faire face. C'est alors que les choses s'amorcent dans la perspective d'une confrontation.
Dans la même période, le même Leclerc avertit en ces termes : « Tous les anciens partisans du Damel, tous les tiédos qui vivent uniquement par la guerre et le pillage et que l’actuelle administration a réduit à la misère, se sont regroupés autour du mahdi marabout, le destructeur de l’homme blanc… » Dans le contexte de l'allégeance d'« anciens partisans du Damel» des «...Tiédos qui vivent uniquement par la guerre et le pillage... », le climat change et l'administration coloniale s'inscrit dans une véritable logique de confrontation. Une évolution dont elle mettra longtemps à saisir les conséquences.
Entre janvier et février 1895, les fils de l'intrigue sont noués. Le regard de l'administration coloniale sur Serigne Touba change en moins d'un temps qu'il n'en faut pour le dire. La même administration qui, quelques années plus tôt, affirmait la tranquilité de Serigne Touba, explique maintenant, avec la même assurance que ce dernier est devenu « le destructeur de l'homme blanc» . Rien d'étonnant, donc, à ce que, l'administration coloniale décide d'alimenter la tendance à la confrontation avec Serigne Touba. Surgit l'incontournable question. Quel argument a favorisé cette confrontation ? Une chose est sûre : la rumeur a été très décisive. Sur elle repose la stratégie et la manipulation qui vont être évoquées.
« Arrêté » le 10 août 1895, son «procès» ouvert le 05 septembre 1895, sans preuves avérées, le Conseil Privé décida de déporter Serigne Touba au Gabon au moins pour une durée de 7 ans. Serigne Touba fut déporté sur la base de rumeurs et la plus mobilisée est celle liée à la lutte armée.
Regardons ce que le Conseil dit : « D’ailleurs, depuis qu’Amadou Bamba nous est connu, il n’a pas eu d’autre façon de procéder que les MABA, les AMEDOU CHEIKHOU, les MAHMADOU LAMINE et les SAMBA DIAMA… »
Le 05 septembre au matin, lors de la séance du Conseil Privé qui se terminera notamment par la déportation de Serigne Touba, la rumeur a eu des échos. Parmi les accusations contre lui aussi nombreuses que disparates, aucun élément objectif sur le projet de lutte armée. Que de la rumeur ! Lors du débat au Conseil Privé, il n'y a même pas eu débat, car Serigne Touba fut presque privé de parole. Qu’est ce que l’autorité coloniale évoque comme arguments ? La menace d’une lutte armée, la collusion des Tiédos avec Serigne Touba. De quoi se réfère-t-elle, une lettre écrite par Mame Abdou Lô avec le sceau de Samba Laobé Penda. Ainsi, aucun doute ne persiste sur l’élément clé de la fable, à savoir la lettre de Samba Laobé Penda qui était la fameuse preuve matérielle des « visées » de lutte armée de Serigne Touba. Cette lettre, rappelons-le a été écrite, déposée et lue par la même personne Mame Abdou Lo.
Ne quittons pas encore cette journée du 05 septembre 1895 exaltée par les Mourides comme un moment de résistance héroïque de Serigne Touba contre l’autorité coloniale, perçue par les fabricants de la rumeur comme un moment pour en finir avec lui. La dénonciation de Mame Abdou Lo était bâclée, mal documentée et elle mélangeait des accusations et des motifs sans fondement. Même si la rumeur n’est pas importante aux yeux de Serigne Touba, il semble pertinent qu’on s’y attarde. Non pas pour en examiner le bien-fondé, au contraire, parce qu’elle est manifestement fausse, mais qu’elle nous permet de chercher les bases illégales de la déportation de Serigne Touba au Gabon même si ce dernier ne souhaitait que cela.
La bataille à livrer contre Serigne Touba était soigneusement préparée notamment par la rumeur de sa disparition deux ans après sa déportation au Gabon. Pour neutraliser les Mourides, l'administration coloniale fabriqua des « corpus de délits » dans une logique de travail de sape, sans quoi la déstabilisation de la confrérie ne serait pas possible. En effet, il est aisé de constater que cette fable se rattache à d’autres calomnies destinées à devenir autant de rumeurs, fabriquées de toutes pièces soit par les chefs locaux ou soit par l’autorité coloniale elle-même. Des chefs locaux perfides et ignobles n’auraient-ils préparé leur carrière par la calomnie ? Et l’autorité coloniale dans tout cela : c’est la première à avoir fabriqué et lancé la rumeur d'une prétendue lutte armée. La fable elle-même était habilement construite, avec une trame à la fois simple et attisant l’imaginaire collectif (l’achat d’armes, lutte armée) ; tout un réseau, notamment un réseau d’informateurs, était utilisé pour consolider la rumeur ; des informateurs ont été introduits au sein de la Mouridiyyah rien que pour recueillir l’information suffisante pour réaliser les coups. Les rapports que rédigeaient les officiers de l'administration coloniale se basant sur leurs informateurs étaient loin d’être neutres. Ils n’ont pas arrêté de déformer et de manipuler les informations rien que pour répondre aux préoccupations de l’autorité coloniale. C’est pourquoi, il est impossible de comprendre la décision de déportation de Serigne Touba sans faire référence à la rumeur.
En effet, la rumeur est réapparue tout au long de la trajectoire de Serigne Touba : une rumeur encore à propos d’une guerre armée quand Allys l’administrateur du Cercle de Tivaouane utilise son agent secret de confiance Omar Niang pour infiltrer les disciples de Serigne Touba en se faisant passer pour un talibé (disciple). Suite à cela, il fut déporté encore en mai 1903 en Mauritanie. En 1907, Serigne Touba revenu, il fut mis en « résidence surveillée» à Thiéyène dans le Jolof où un agent secret envoyait un rapport journalier à Saint-Louis avec le détail de ses visiteurs et de leurs présents (Ba 1982, O’Brien 1971, Coulon 1982).
Il est un lieu commun, trop souvent oublié, qu’une rumeur fausse est un fait social réel. En cela, elle recèle sa part de vérité historique non pas sur les nouvelles qu’elle fait ébruiter, mais sur les conditions de possibilité de son émergence et de sa diffusion, sur l’état d’esprit, les mentalités et l’imaginaire de ceux qui l’ont accepté comme véridique. Aussi, plus une rumeur est fausse, absurde et fantasmatique, plus son histoire promet d’être riche en enseignements. Or, la fable Serigne Touba prêcheur d’une lutte armée a été déterminante pour sa déportation vers le Gabon. Si le 05 septembre 1895, la fable a réussi à se lover dans l’imaginaire des autorités coloniales, il convient alors de s’interroger sur cet imaginaire et sur l’évènement lui-même dont la rumeur inséparable au point d’en influencer le procès, toute fausse qu’elle fut.
La rumeur s’est propagée par l’écrit (Mame Abdou Lô et la lettre de Samba Laobé Penda, rapporté par Serigne Fallou Mbacké) et de bouche à oreille [Quand le Gouverneur Général demanda à Mame Abdou Lô : Avec les rumeurs sur sa puissance, qu’en penses-tu ? « Il faut le cueillir répond-t-il.]
C’est vrai cet épisode de la séance du 05 septembre 1895 a été souvent théâtralisé par des faits et des gestes qui renseignent sur les qualités de la finesse de Serigne Touba qui avait décidé de se battre sur le terrain de la « non-violence» face à la répression et à l'oppression. L'homme avait tenu la place d'honneur, lorsqu'il s'adressa au Gouverneur Général de l’Afrique Occidentale Française ( AOF) selon un chant populaire : « Vous n’êtes point le propriétaire de Saint-Louis, vous avez trouvé Saint-Louis et après longtemps votre mort, Saint-Louis continuera à exister. Les gens qui vous flattent sont en train de vous tromper. Votre Seigneur est Le propriétaire de Saint-Louis » dit Serigne Touba . On peut se souvenir d’autres choses, mais cette phrase est remplie de sens, car elle renseigne sur l'exercice de la servitude dans son comportement à travers la façon dont il affronte les événements. Ce qui rappelle une autre phrase chantée : « Le kun ( Soit) est plus fort que le canon », ce qui veut dire « Dieu est plus fort que le colon ». Et cela atteste la valeur de cet homme et sa dimension en matière de servitude comportementale envers Dieu qui est la base de son renoncement au monde et son humilité devant Lui.
En vérité, la rumeur est inséparable de la consécration de Serigne Touba. Celle-ci s’est nourrie de cet imaginaire de rumeur comme lui-même il l'affirme : « Ceux qui, en me déportant à travers l'océan cherchaient à me nuire, N'ont fait que contribuer à me rapprocher du Seigneur.» Mais comme on le sait, il n’est aucun événement historique qui n’épuise sa pleine signification au moment où il advient. Celle-ci, ou plutôt celles-ci, quand elles sont multiples et de règle, contradictoires, viennent l’envahir, au fur et à mesure que ses conséquences se dégagent dans l’histoire. 127 ans plus tard, vivant du souvenir de la déportation de Serigne Touba, ressassant la grandeur de cet homme, il est important de relire cette histoire en nous interrogeant sur la façon dont Mame Abdou Lo a eu la scélératesse d’inventer une lettre m avec le sceau de Samba Laobe Penda ainsi que toutes les autres pièces par lesquelles l’autorité coloniale a voulu faire passer Serigne Touba comme un instigateur de la lutte armée ? J’en ai une réponse le danger de perdre ses privilèges fait perdre la tête et donne aussi de l’imagination. Autre question Mame Abdou Lô avait-il seul inventé la fable et fabriqué la pièce à conviction ? Qui d’autre avait trempé dans cette machination ? Avait-on lancé une seule version de la rumeur et laquelle, ou plutôt plusieurs versions simultanément dans l’espoir que l’une relaierait l’autre ? On ne le saura probablement jamais, de même que ne seront jamais éclaircis plusieurs autres épisodes de cette séance du 05 septembre 1895.
Dr Moustapha Diop
Géographe-urbaniste
À l’heure de la commémoration du 127ème anniversaire de la convocation de Serigne Touba au palais du Gouverneur Général, que d'autres appellent les rákkas de Ndar, il nous semble important de sortir un peu de l'émotionnel pour nous plonger dans un voyage historique qui s'inscrit dans une démarche de compréhension de l'ordre des choses très souvent invisible à l'émotion. Car ce « procès » résume bien l'antagonisme axiomatique entre la soumission à Dieu et la domination ou, si l'on préfère, entre Serigne Touba et les colons.
Pour comprendre la posture et le parcours de Serigne Touba, il nous faut revenir sur la date du 05 septembre 1895. Celle-ci est d'autant plus importante et centrale qu'elle renvoie au rendez-vous de la foi, de l'assurance, de la confiance, de la soumission à Dieu, de la résistance et de la «non-violence».
Le nom d'Amadou Bamba est apparu pour la première fois en mars 1889 dans une correspondance officielle, lorsque le Département des Affaires Politiques écrit à l’Administrateur du Kajoor son inquiétude au sujet des rumeurs sur le « Marabout appelé Amadou Bamba installé entre Baol et Kajoor et que ralliaient de nombreux adeptes. » L’on demanda à l’administrateur Angot de procéder à une enquête très discrète. En avril 1889, il rapporte : « Au cours de ma mission, j’ai réalisé des enquêtes dans différents endroits sur les activités du marabout. Partout…j’ai entendu grand bien à son sujet. Il s’agit d’un homme pieux et tranquille dont la seule faute est qu’il s’occupe d’un grand nombre de “moins que rien” dont il fait des élèves marabouts et si ces gens ne sont pas étroitement surveillés, ils causeront progressivement des difficultés. »
À l'évidence, en 1889, l'administration coloniale ne reprochait rien à Serigne Touba. Au contraire, l'enquête révèle de la piété allant de pair avec la tranquilité en ce qui le concerne. Il n'est, pour s'en convaincre, que de lire tout le rapport d'avril 1889. Sous ce point au moins, l'administrateur colonial voit juste. Mais l'information capitale est ce qui suit : « ...Si ces gens ne sont pas étroitement surveillés, ils causeront progressivement des difficultés. » Autrement dit, il y avait lieu de le surveiller. Ce qui fut le cas.
En juillet 1895, Leclerc, administrateur du cercle de Saint-Louis, dit que « Serigne Touba avait tenu une réunion devant 700 hommes, dont de nombreux anciens partisans de Lat Dior.» Lisons ensemble ce qu’il rapporte : « Je ne connais pas les mots exacts de son discours, mais il est certain, pour quiconque connaît la prudence d’Amadou Bamba, qu’il n’avait pas dit de choses répréhensibles. Mais il n’en est pas moins certain que dans la soirée, alors que le marabout parlait dans sa hutte…ses talibés circulaient de groupe en groupe, donnant des instructions pour un soulèvement plus tard dans l’année. »
En 1895, le rapport de l'administrateur Leclerc renverse radicalement la perspective de l'administration coloniale sur Serigne Touba. Après quelques années, assez vite, Serigne Touba commença à faire peur et à inquiéter l'administration coloniale. Assez facilement, elle voit en Serigne Touba un concurrent, une force d'opposition. Ainsi, il devient une nouvelle donne aux yeux de l'administration coloniale, à laquelle elle doit faire face. C'est alors que les choses s'amorcent dans la perspective d'une confrontation.
Dans la même période, le même Leclerc avertit en ces termes : « Tous les anciens partisans du Damel, tous les tiédos qui vivent uniquement par la guerre et le pillage et que l’actuelle administration a réduit à la misère, se sont regroupés autour du mahdi marabout, le destructeur de l’homme blanc… » Dans le contexte de l'allégeance d'« anciens partisans du Damel» des «...Tiédos qui vivent uniquement par la guerre et le pillage... », le climat change et l'administration coloniale s'inscrit dans une véritable logique de confrontation. Une évolution dont elle mettra longtemps à saisir les conséquences.
Entre janvier et février 1895, les fils de l'intrigue sont noués. Le regard de l'administration coloniale sur Serigne Touba change en moins d'un temps qu'il n'en faut pour le dire. La même administration qui, quelques années plus tôt, affirmait la tranquilité de Serigne Touba, explique maintenant, avec la même assurance que ce dernier est devenu « le destructeur de l'homme blanc» . Rien d'étonnant, donc, à ce que, l'administration coloniale décide d'alimenter la tendance à la confrontation avec Serigne Touba. Surgit l'incontournable question. Quel argument a favorisé cette confrontation ? Une chose est sûre : la rumeur a été très décisive. Sur elle repose la stratégie et la manipulation qui vont être évoquées.
« Arrêté » le 10 août 1895, son «procès» ouvert le 05 septembre 1895, sans preuves avérées, le Conseil Privé décida de déporter Serigne Touba au Gabon au moins pour une durée de 7 ans. Serigne Touba fut déporté sur la base de rumeurs et la plus mobilisée est celle liée à la lutte armée.
Regardons ce que le Conseil dit : « D’ailleurs, depuis qu’Amadou Bamba nous est connu, il n’a pas eu d’autre façon de procéder que les MABA, les AMEDOU CHEIKHOU, les MAHMADOU LAMINE et les SAMBA DIAMA… »
Le 05 septembre au matin, lors de la séance du Conseil Privé qui se terminera notamment par la déportation de Serigne Touba, la rumeur a eu des échos. Parmi les accusations contre lui aussi nombreuses que disparates, aucun élément objectif sur le projet de lutte armée. Que de la rumeur ! Lors du débat au Conseil Privé, il n'y a même pas eu débat, car Serigne Touba fut presque privé de parole. Qu’est ce que l’autorité coloniale évoque comme arguments ? La menace d’une lutte armée, la collusion des Tiédos avec Serigne Touba. De quoi se réfère-t-elle, une lettre écrite par Mame Abdou Lô avec le sceau de Samba Laobé Penda. Ainsi, aucun doute ne persiste sur l’élément clé de la fable, à savoir la lettre de Samba Laobé Penda qui était la fameuse preuve matérielle des « visées » de lutte armée de Serigne Touba. Cette lettre, rappelons-le a été écrite, déposée et lue par la même personne Mame Abdou Lo.
Ne quittons pas encore cette journée du 05 septembre 1895 exaltée par les Mourides comme un moment de résistance héroïque de Serigne Touba contre l’autorité coloniale, perçue par les fabricants de la rumeur comme un moment pour en finir avec lui. La dénonciation de Mame Abdou Lo était bâclée, mal documentée et elle mélangeait des accusations et des motifs sans fondement. Même si la rumeur n’est pas importante aux yeux de Serigne Touba, il semble pertinent qu’on s’y attarde. Non pas pour en examiner le bien-fondé, au contraire, parce qu’elle est manifestement fausse, mais qu’elle nous permet de chercher les bases illégales de la déportation de Serigne Touba au Gabon même si ce dernier ne souhaitait que cela.
La bataille à livrer contre Serigne Touba était soigneusement préparée notamment par la rumeur de sa disparition deux ans après sa déportation au Gabon. Pour neutraliser les Mourides, l'administration coloniale fabriqua des « corpus de délits » dans une logique de travail de sape, sans quoi la déstabilisation de la confrérie ne serait pas possible. En effet, il est aisé de constater que cette fable se rattache à d’autres calomnies destinées à devenir autant de rumeurs, fabriquées de toutes pièces soit par les chefs locaux ou soit par l’autorité coloniale elle-même. Des chefs locaux perfides et ignobles n’auraient-ils préparé leur carrière par la calomnie ? Et l’autorité coloniale dans tout cela : c’est la première à avoir fabriqué et lancé la rumeur d'une prétendue lutte armée. La fable elle-même était habilement construite, avec une trame à la fois simple et attisant l’imaginaire collectif (l’achat d’armes, lutte armée) ; tout un réseau, notamment un réseau d’informateurs, était utilisé pour consolider la rumeur ; des informateurs ont été introduits au sein de la Mouridiyyah rien que pour recueillir l’information suffisante pour réaliser les coups. Les rapports que rédigeaient les officiers de l'administration coloniale se basant sur leurs informateurs étaient loin d’être neutres. Ils n’ont pas arrêté de déformer et de manipuler les informations rien que pour répondre aux préoccupations de l’autorité coloniale. C’est pourquoi, il est impossible de comprendre la décision de déportation de Serigne Touba sans faire référence à la rumeur.
En effet, la rumeur est réapparue tout au long de la trajectoire de Serigne Touba : une rumeur encore à propos d’une guerre armée quand Allys l’administrateur du Cercle de Tivaouane utilise son agent secret de confiance Omar Niang pour infiltrer les disciples de Serigne Touba en se faisant passer pour un talibé (disciple). Suite à cela, il fut déporté encore en mai 1903 en Mauritanie. En 1907, Serigne Touba revenu, il fut mis en « résidence surveillée» à Thiéyène dans le Jolof où un agent secret envoyait un rapport journalier à Saint-Louis avec le détail de ses visiteurs et de leurs présents (Ba 1982, O’Brien 1971, Coulon 1982).
Il est un lieu commun, trop souvent oublié, qu’une rumeur fausse est un fait social réel. En cela, elle recèle sa part de vérité historique non pas sur les nouvelles qu’elle fait ébruiter, mais sur les conditions de possibilité de son émergence et de sa diffusion, sur l’état d’esprit, les mentalités et l’imaginaire de ceux qui l’ont accepté comme véridique. Aussi, plus une rumeur est fausse, absurde et fantasmatique, plus son histoire promet d’être riche en enseignements. Or, la fable Serigne Touba prêcheur d’une lutte armée a été déterminante pour sa déportation vers le Gabon. Si le 05 septembre 1895, la fable a réussi à se lover dans l’imaginaire des autorités coloniales, il convient alors de s’interroger sur cet imaginaire et sur l’évènement lui-même dont la rumeur inséparable au point d’en influencer le procès, toute fausse qu’elle fut.
La rumeur s’est propagée par l’écrit (Mame Abdou Lô et la lettre de Samba Laobé Penda, rapporté par Serigne Fallou Mbacké) et de bouche à oreille [Quand le Gouverneur Général demanda à Mame Abdou Lô : Avec les rumeurs sur sa puissance, qu’en penses-tu ? « Il faut le cueillir répond-t-il.]
C’est vrai cet épisode de la séance du 05 septembre 1895 a été souvent théâtralisé par des faits et des gestes qui renseignent sur les qualités de la finesse de Serigne Touba qui avait décidé de se battre sur le terrain de la « non-violence» face à la répression et à l'oppression. L'homme avait tenu la place d'honneur, lorsqu'il s'adressa au Gouverneur Général de l’Afrique Occidentale Française ( AOF) selon un chant populaire : « Vous n’êtes point le propriétaire de Saint-Louis, vous avez trouvé Saint-Louis et après longtemps votre mort, Saint-Louis continuera à exister. Les gens qui vous flattent sont en train de vous tromper. Votre Seigneur est Le propriétaire de Saint-Louis » dit Serigne Touba . On peut se souvenir d’autres choses, mais cette phrase est remplie de sens, car elle renseigne sur l'exercice de la servitude dans son comportement à travers la façon dont il affronte les événements. Ce qui rappelle une autre phrase chantée : « Le kun ( Soit) est plus fort que le canon », ce qui veut dire « Dieu est plus fort que le colon ». Et cela atteste la valeur de cet homme et sa dimension en matière de servitude comportementale envers Dieu qui est la base de son renoncement au monde et son humilité devant Lui.
En vérité, la rumeur est inséparable de la consécration de Serigne Touba. Celle-ci s’est nourrie de cet imaginaire de rumeur comme lui-même il l'affirme : « Ceux qui, en me déportant à travers l'océan cherchaient à me nuire, N'ont fait que contribuer à me rapprocher du Seigneur.» Mais comme on le sait, il n’est aucun événement historique qui n’épuise sa pleine signification au moment où il advient. Celle-ci, ou plutôt celles-ci, quand elles sont multiples et de règle, contradictoires, viennent l’envahir, au fur et à mesure que ses conséquences se dégagent dans l’histoire. 127 ans plus tard, vivant du souvenir de la déportation de Serigne Touba, ressassant la grandeur de cet homme, il est important de relire cette histoire en nous interrogeant sur la façon dont Mame Abdou Lo a eu la scélératesse d’inventer une lettre m avec le sceau de Samba Laobe Penda ainsi que toutes les autres pièces par lesquelles l’autorité coloniale a voulu faire passer Serigne Touba comme un instigateur de la lutte armée ? J’en ai une réponse le danger de perdre ses privilèges fait perdre la tête et donne aussi de l’imagination. Autre question Mame Abdou Lô avait-il seul inventé la fable et fabriqué la pièce à conviction ? Qui d’autre avait trempé dans cette machination ? Avait-on lancé une seule version de la rumeur et laquelle, ou plutôt plusieurs versions simultanément dans l’espoir que l’une relaierait l’autre ? On ne le saura probablement jamais, de même que ne seront jamais éclaircis plusieurs autres épisodes de cette séance du 05 septembre 1895.
Dr Moustapha Diop
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