MANGONE NIANG, PLUS VIVANT QUE JAMAIS (Boubacar Boris Diop)


Il y a deux ans, Mangoné faisait paraître un texte dans les colonnes de Sud. Ecriture somptueuse et dense, avec du vrai contenu, comme à son habitude. Parmi les réactions des internautes, l’une m’a semblé particulièrement significative : « Mais qui est-il donc, ce Mangoné Niang ? » se demandait ce lecteur, qui avouait ainsi sa stupéfaction de n’avoir jamais entendu parler d’un intellectuel sénégalais à l’esprit aussi puissant et incisif. La vérité est que l’homme avait fait de la discrétion un choix de vie. Quant à sa passion de la liberté, il s’est refusé jusqu’au bout à la négocier, quitte à payer ce courage au prix fort : une solitude radicale. Ceux qui n’ont pas bien connu cet être d’une infinie complexité pourraient toutefois s‘y méprendre : il agissait de la sorte moins par arrogance que par élégance morale. Désireux d’user pleinement de son droit de se protéger, il voulait également être sûr de ne pas empiéter sur les territoires des autres, fussent-ils des complices de longue date ou des parents. Au reste, Mangoné était plus solitaire qu’esseulé comme le prouve le vif émoi suscité par l’annonce de sa mort. Réticent par nature à se fondre dans la foule, il maîtrisait cependant l’art de faire tandem avec chacun, selon le hasard ou la nécessité. Il savait au plus haut l’art d’être en amitié - parfois orageuse - et en dialogue avec des personnalités très différentes les unes des autres mais toutes de grande qualité. Il lui arrivait également de prodiguer ses conseils aux Princes et je connais au moins deux chefs d’Etat qui ont souvent sollicité ses avis sur des sujets délicats. Inutile de préciser qu’il n’a jamais songé à monnayer ses éclairages.
Et chaque fois que notre pays, probablement un des plus bizarres de la planète, s’est trouvé à un tournant, j’en ai discuté avec lui de vive voix ou par écrit. Je viens de relire le dernier mail que j’ai reçu de Mangoné. Il est daté du 28 novembre et a été écrit au moment où, à son insu, la mort s’était déjà mise au travail. Il m’y annonce sa recension en cours du roman de Ben Diogaye Bèye, Le rêve de Latricia, puis revient sur le sujet qui a été, des décennies durant, au cœur de nos échanges : la méconnaissance par nous-mêmes de notre histoire, l’aisance et la hâte avec laquelle nous bradons tout ce qui pourrait nous distinguer, si peu que ce soit, de nos maîtres. De nos anciens maitres, certes, mais aussi des futurs, déjà en ordre de bataille, ceux-là, pour la seconde conquête de nos âmes. Mangoné était conscient du péril et dénonçait dans cet ultime message un « échec collectif » résultant du relâchement dans le travail de transmission. Et de poursuivre par ces mots très personnels auxquels les circonstances donnent aujourd’hui une bouleversante résonnance testamentaire : « C’est vrai que cette perte de mémoire m’a sidéré après mon retour à Dakar et continue de me mettre à mal chaque jour que Dieu fait. C’est hallucinant ! L’oubli du passé est, semble-t-il, un phénomène universel (en fait, il est moins massif ailleurs et ne se pose pas en termes de discontinuités significatives), mais, chez nous, l’espace laissé par l’oubli n’est pas vide, il est comblé par des références douteuses (ces Orients imaginaires qui peuplent nos radios et nos télés) qui mettent définitivement à mort les figures mêmes de notre historicité. Les conséquences seront demain incalculables. Elles empoisonnent aujourd’hui, politiquement, notre rapport à l’Etat. »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce sont là les angoisses, peu triviales, d’un militant lucide de l’africanité. Il est vrai qu’une longue carrière à l’UA lui avait permis de mieux percevoir, du dedans, notre rapport à nous-mêmes et au reste de l’univers. S’il est devenu l’alter ego des plus grandes figures intellectuelles africaines de notre époque, c’est parce qu’il a su très tôt s’émanciper du prisme colonial qui nous rend, de façon quasi comique, la Corrèze plus familière que le Zambèze au moment même où nous n’avons que le mot « panafricanisme » à la bouche. Le réseau d’amitiés de Mangoné s’étendait du Botswana au Benin et du Burkina Faso au Mozambique. Tous sont aujourd’hui sous le choc, à en juger par les messages qu’ils envoient de partout. Et bien évidemment, pour y avoir vécu un quart de siècle durant et pendant les années les plus fécondes de son existence, Mangoné Niang restera longtemps notre compatriote le plus connu au Niger. Je lui ai souvent recommandé des amis qui se rendaient à Niamey. Tous en sont revenus fascinés par ses brillantes réflexions, sa vaste culture et une hospitalité généreuse mais jamais envahissante. Je dois ajouter que chacun d’eux a eu droit à son départ à une discrète marque d’affection : une Croix d’Agadez ou un petit sac en cuir en plus de l’inévitable ration de kilishi, ces tranches de viande séchée à la manière haoussa dont lui-même raffolait.
A son poste de directeur du Centre des Littératures et des Traditions historiques et orales (CELTHO), le bureau culturel de l’Union africaine à Niamey, il n’a jamais rechigné à donner un coup de main à des initiatives culturelles individuelles ou collectives. Les éditions Papyrus de Seydou Nourou Ndiaye et L’ANAFA, fondée par Buuba Diop, ont bénéficié de ses attentions. Je lui dois une bourse de trois mois de l’UA pour terminer mon roman Les traces de la meute au Niger et Tierno Monenembo, que j’imagine complètement dévasté ces jours-ci, a mis la dernière main à Peuls dans la capitale nigérienne dans les mêmes circonstances. La liste est loin d’être exhaustive car, dans sa tête, Mangoné fonctionnait à l’échelle du continent et rien ne serait plus facile que de trouver à Harare, Maputo, Alger ou Kaduna des producteurs culturels ayant eu droit à la même assistance.
Viendra sans doute très vite le temps du grand hommage que Penda Mbow - par qui j’ai appris la terrible nouvelle - Abou Tall, Mandiaye Gaye et les autres amis de Mangoné appellent déjà de tous leurs vœux. Les uns se souviendront à cette occasion de son obstination à faire connaître, avec Djibril Tamsir Niane et Cheikh Hamidou Kane, la « Charte du Mandé » et à rappeler aux oublieux – toujours l’obsession de la mémoire - que sur la plaine du Kurukan Fuga a été proclamée, en l’an 1236, par Soundiata Keita, et pour la première fois dans l’histoire des hommes, de manière solennelle et non équivoque, l’éminente dignité de la personne humaine. Les autres évoqueront Mangoné Niang, le potache de la Medina qui s’enrôla dans le PAI clandestin autour de sa quinzième année. Cet engagement précoce le singularisera d’ailleurs, d’une certaine façon, parmi ceux de sa génération. Au moment où ses copains se renvoyaient à la figure moult citations de Mao Tsé-Toung et de Trotsky, lui, avait déjà viré pour ainsi dire depuis longtemps sa cuti militante et abordé des rivages à la fois antiques et familiers où il s’occupait à des tâches bien plus adultes : écouter Djibo Bakary, leader du mythique Sawaba, éplucher les travaux de Boubou Hama et d’Amadou Hampaté Bâ ou s’entretenir en toute confiance avec Kélétigui Mariko, Youssouf Tata Cissé et d’autres bibliothèques orales moins connues du grand public.
Rien ne sera de trop assurément, sur la durée, pour mettre en évidence l’héritage intellectuel de celui qui fut, mine de rien, un formidable inspirateur. Cette seconde naissance ne saurait tarder.
Voici enfin ce qu’il m’écrivait en février 1986, immédiatement après la disparition d’un autre grand homme : « Avec la mort de Cheikh Anta Diop, nous n’avons pas seulement perdu quelqu’un, nous avons aussi perdu quelque chose. » Je sais personnellement – et je suis loin d’être le seul – à quel point cela est vrai pour Mangoné Niang lui-même.
Paix à ton âme, mon plus-que-frère.
Que la terre de Thiawlène, où tu reposes auprès des tiens, te soit légère.
Jeudi 13 Décembre 2012




1.Posté par jojo le 13/12/2012 13:35
je n'ai pas connu personnellement Mangoné, sans doute parce que nous ne sommes pas de la même génération, mais je connais le travail admirable qu'il abattait au CELTHO et qui faisiait la fierté de tous les africains. Qu'un tel homme puisse disparaître pratiquement dans l'indifférence la plus totale est la preuve que les barbares ont gagné. Je ne reconnais plus mon pays !



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