Lettre ouverte d’un petit frère aux soixante-huitards
En 1968 j’avais 12 ans. Mon vocabulaire venait de s’enrichir d’un mot magique synonyme d’école buissonnière : « Vivelagrève ». En un seul mot dans ma tête d’enfant. Habitant sur l’avenue Bourguiba (ex Route des puits) j’étais, du haut de notre immeuble, le témoin privilégié, lointain et admiratif, des échauffourées entre services d’ordre et manifestants. Les uns balançant toutes sortes de projectiles, les autres casqués, gantés et harnachés, leur renvoyant des grenades lacrymogènes. Ces images ont changé durablement ma vie et ont imprimé, dans la conscience de l’adolescent que j’allais devenir, une posture de refus et d’insubordination qui se traduira par un engagement précoce dans le syndicalisme scolaire puis universitaire, et le militantisme résolu dans le Mouvement démocratique. Actif dans le mouvement de résistance culturelle, je n’avais pas alors conscience d’avoir été enrôlé, à mon insu, dans ce qui était déjà un des partis les plus significatifs de la Gauche sénégalaise. Au cours de plusieurs années de militantisme dans la clandestinité, j’ai passé, en compagnie de plusieurs personnes qui se reconnaîtront, quelques unes des plus belles années de ma vie au plan de l’enrichissement humain et de la formation politique et idéologique. Le moment viendra de restituer ces pans essentiels de l’histoire de la classe politique sénégalaise actuelle, pour débusquer les usurpateurs et rendre hommage à ceux qui ont tant sacrifié de leurs vies personnelles pour arracher la démocratie multi partisane et aboutir à l’alternance de l’an 2000.
Grands frères, mon propos aujourd’hui est de vous demander, tout simplement, d’évaluer le chemin parcouru depuis un peu plus d’une trentaine d’années à l’aune des engagements primordiaux. Je sollicite ainsi, tous ceux qui distribuèrent nuitamment XAREBI et autres publications clandestines, ceux qui imprimèrent, au risque de perdre leur emploi, des tracts contre le régime d’alors sur ses propres machines à ronéotyper. A tous, je demande de prendre le temps de regarder dans le rétroviseur. Je m’adresse également à ceux qui, de jour comme de nuit, de Dakar à Saint-louis en passant par Thiès Kaolack et Diourbel, confectionnaient des dazibaos ou badigeonnaient les murs de la cité des complaintes du Peuple. Je m’adresse aux fabricants de cocktails Molotov, mais également aux poètes de la subversion ainsi qu’aux penseurs de la lutte contre le néocolonialisme. Je m’adresse à ceux qui, toutes affaires cessantes, rejoignaient la campagne répondant au mot d’ordre « d’intégration des masses paysannes », à ceux qui s’inscrivaient comme journaliers dans les usines pour « conscientiser le prolétariat ». C’était à l’époque du parti unique dit unifié (UPS), puis du multipartisme sélectif (loi des 4 courants). En ce temps-là, on s’engageait en politique sans plan de carrière. Rien que des sacrifices à l’horizon ! Je pense à tous les martyrs que nous fêtions chaque 26 mai. Qui s’en souvient encore ? Je pense à Oumar Blondin Diop rendant l’âme sur l’île de Gorée, à Alhousseynou Cissé tombé à Santhiaba Mandjack, et à tant d’autres que vous pourriez citer le moment venu. Je pense à tous ceux qui ont sombré dans l’alcoolisme ou la déraison, je pense aux destinées fracassées, aux familles disloquées. Je pense aux années et aux mois de prison endurés, par les uns et par les autres, pour épouser la Cause du Peuple. Pensant à tout cela et observant ce que la politique est devenue, je vous interpelle. Solennellement. Et je vous demande : que sommes nous devenus ? Que sont devenus nos engagements premiers vis à vis des « masses populaires » ? Dans quel état est l’indépendance nationale qui a coûté cher à tant de générations d’hommes et de femmes? Où en est la défense et l’illustration de la Culture nationale comme enjeu essentiel pour garantir notre indépendance politique et économique ? Etc. Que de questions essentielles sur lesquelles j’aimerais vous entendre !
Voilà Grands ! Que celui d’entre vous qui aura un moment prenne le temps de m’expliquer pourquoi on ne parle plus que d’élections et de postes, de pouvoirs et de partage, de butin et de milliards envolés !
Qui va se préoccuper de la Cause du Peuple désormais ?
Amadou Tidiane WONE dit Baba (je reprends le maquis !)
woneamadoutidiane@gmail.com
PS : J’avais publié cette interpellation en 2006… bientôt dix ans ! Mes questions, à moi-même et à tous ceux qui s’y reconnaîtront, demeurent sans réponses… les archives sont parfois torturantes !
En 1968 j’avais 12 ans. Mon vocabulaire venait de s’enrichir d’un mot magique synonyme d’école buissonnière : « Vivelagrève ». En un seul mot dans ma tête d’enfant. Habitant sur l’avenue Bourguiba (ex Route des puits) j’étais, du haut de notre immeuble, le témoin privilégié, lointain et admiratif, des échauffourées entre services d’ordre et manifestants. Les uns balançant toutes sortes de projectiles, les autres casqués, gantés et harnachés, leur renvoyant des grenades lacrymogènes. Ces images ont changé durablement ma vie et ont imprimé, dans la conscience de l’adolescent que j’allais devenir, une posture de refus et d’insubordination qui se traduira par un engagement précoce dans le syndicalisme scolaire puis universitaire, et le militantisme résolu dans le Mouvement démocratique. Actif dans le mouvement de résistance culturelle, je n’avais pas alors conscience d’avoir été enrôlé, à mon insu, dans ce qui était déjà un des partis les plus significatifs de la Gauche sénégalaise. Au cours de plusieurs années de militantisme dans la clandestinité, j’ai passé, en compagnie de plusieurs personnes qui se reconnaîtront, quelques unes des plus belles années de ma vie au plan de l’enrichissement humain et de la formation politique et idéologique. Le moment viendra de restituer ces pans essentiels de l’histoire de la classe politique sénégalaise actuelle, pour débusquer les usurpateurs et rendre hommage à ceux qui ont tant sacrifié de leurs vies personnelles pour arracher la démocratie multi partisane et aboutir à l’alternance de l’an 2000.
Grands frères, mon propos aujourd’hui est de vous demander, tout simplement, d’évaluer le chemin parcouru depuis un peu plus d’une trentaine d’années à l’aune des engagements primordiaux. Je sollicite ainsi, tous ceux qui distribuèrent nuitamment XAREBI et autres publications clandestines, ceux qui imprimèrent, au risque de perdre leur emploi, des tracts contre le régime d’alors sur ses propres machines à ronéotyper. A tous, je demande de prendre le temps de regarder dans le rétroviseur. Je m’adresse également à ceux qui, de jour comme de nuit, de Dakar à Saint-louis en passant par Thiès Kaolack et Diourbel, confectionnaient des dazibaos ou badigeonnaient les murs de la cité des complaintes du Peuple. Je m’adresse aux fabricants de cocktails Molotov, mais également aux poètes de la subversion ainsi qu’aux penseurs de la lutte contre le néocolonialisme. Je m’adresse à ceux qui, toutes affaires cessantes, rejoignaient la campagne répondant au mot d’ordre « d’intégration des masses paysannes », à ceux qui s’inscrivaient comme journaliers dans les usines pour « conscientiser le prolétariat ». C’était à l’époque du parti unique dit unifié (UPS), puis du multipartisme sélectif (loi des 4 courants). En ce temps-là, on s’engageait en politique sans plan de carrière. Rien que des sacrifices à l’horizon ! Je pense à tous les martyrs que nous fêtions chaque 26 mai. Qui s’en souvient encore ? Je pense à Oumar Blondin Diop rendant l’âme sur l’île de Gorée, à Alhousseynou Cissé tombé à Santhiaba Mandjack, et à tant d’autres que vous pourriez citer le moment venu. Je pense à tous ceux qui ont sombré dans l’alcoolisme ou la déraison, je pense aux destinées fracassées, aux familles disloquées. Je pense aux années et aux mois de prison endurés, par les uns et par les autres, pour épouser la Cause du Peuple. Pensant à tout cela et observant ce que la politique est devenue, je vous interpelle. Solennellement. Et je vous demande : que sommes nous devenus ? Que sont devenus nos engagements premiers vis à vis des « masses populaires » ? Dans quel état est l’indépendance nationale qui a coûté cher à tant de générations d’hommes et de femmes? Où en est la défense et l’illustration de la Culture nationale comme enjeu essentiel pour garantir notre indépendance politique et économique ? Etc. Que de questions essentielles sur lesquelles j’aimerais vous entendre !
Voilà Grands ! Que celui d’entre vous qui aura un moment prenne le temps de m’expliquer pourquoi on ne parle plus que d’élections et de postes, de pouvoirs et de partage, de butin et de milliards envolés !
Qui va se préoccuper de la Cause du Peuple désormais ?
Amadou Tidiane WONE dit Baba (je reprends le maquis !)
woneamadoutidiane@gmail.com
PS : J’avais publié cette interpellation en 2006… bientôt dix ans ! Mes questions, à moi-même et à tous ceux qui s’y reconnaîtront, demeurent sans réponses… les archives sont parfois torturantes !