Naissance d’une rébellion islamiste
Originaire de l’Ouganda voisin, ce groupe armé n’était pas destiné à s’installer dans l’est congolais. Créé officiellement en 1995, l’histoire des ADF remonte à quatre années plus tôt. « Cette année là, Jamil Mukulu, futur fondateur des ADF, a participé à deux raids sur l’ancienne mosquée de Kampala (capitale de l’Ouganda), maintenant appelée la mosquée nationale de l’Ouganda, avec d’autres musulmans de la communauté tabligh qui ont tenté de prendre le contrôle des bureaux du Conseil supérieur des musulmans ougandais », écrit le rapport de « Program on Extremismde George Washington University publié en mars 2021.
C'est dans ces circonstances que Mukulu, né chrétien sous le nom de David Steven, fut arrêté mais il recouvra la liberté.
Loin de renoncer à ses convictions religieuses avec comme toile de fond l’instauration d’un État islamique en Ouganda, Jamil Mukulu, Hussein Mohammed de son nom islamique, monte la « Fondation salaf avec une branche armée appelée le Mouvement des combattants ougandais pour la liberté (UMFF) ». De l’ouest ougandais où l’organisation s’installe, elle ne tarda pas à attirer l’attention des forces de sécurité ougandaises. C’est ainsi, selon l’étude de l’université George Washington qu’une offensive sera lancée contre Mukulu et les siens qui, affaiblis, seront obligés de trouver refuge en 1995 dans le nord-est de la République démocratique du Congo.
À partir du territoire congolais, Jamil Mukulu et ses partisans, appuyés par l’armée nationale pour la libération de l’Ouganda et des pays étrangers organisent la résistance contre Kampala. Désignés organisation terroriste par le département d’État américain dès décembre 2001, les ADF seront pourchassés par l’armée ougandaise qui les cantonnait définitivement en 2003 dans leur base arrière congolaise.
Dans le nord-est de la RDC, le mouvement se réorganise tout en appliquant la charia dans ses camps.
En même temps, une stratégie d’imprégnation locale est activée à travers des mariages. Ce qui est sans doute facilité par l’appartenance des deux communautés à la même ethnie. Majoritaire dans la région de Beni, l’ethnie Nandé est aussi présente en Ouganda sous le nom de Kondjo. Grâce à ces alliances locales et aux soutiens financiers extérieurs, le groupe « règne » sur 420 km² de ce qu’on appelle le « triangle de la mort » de Beni.
Sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par Kampala dès 2011, Mukulu est dans le viseur des États-Unis et de l’Organisation des Nations-Unies. L’Onu le sanctionne le 13 octobre 2013, conformément à la résolution 1857 (2008). Le site de l’Onu visité à Dakaractu renseigne que « Jamil Mukulu (…) fait obstacle au désarmement et au rapatriement ou à la réinstallation volontaire des combattants de l’ADF comme prévu par l’alinéa b) du paragraphe 4 de la résolution 1857 (2008) ».
« Le Groupe d’experts du Comité des sanctions du Conseil de sécurité concernant la RDC a indiqué que Jamil Mukulu avait assuré un encadrement et apporté un soutien matériel à l’ADF, groupe armé opérant sur le territoire de la RDC. Selon plusieurs sources, y compris les rapports du Groupe d’experts du Comité des sanctions du Conseil de sécurité concernant la RDC, Jamil Mukulu a assuré des financements et continué d’exercer une influence sur les politiques et des responsabilités directes dans le commandement et le contrôle des forces de l’ADF sur le terrain, notamment en supervisant les liens établis avec des réseaux terroristes internationaux », ajoutent les renseignements sur Mukulu.
Pas du tout ébranlé par ces sanctions internationales, le groupe semble même ragaillardi et inaugure une campagne de terreur contre les civils accusés de collaborer avec les forces de sécurité. La réaction des armées congolaises ne tardera pas et sera à la hauteur de l’affront. Ce qui entraîne la fuite de Jamil Bakulu, arrêté plus tard en Tanzanie. Un article de Gaël Grilhot,publiésur rfi.fr le 11 novembre 2016 dit à ce propos : « L'homme qui a été arrêté dans la région de Kagera, en Tanzanie, le 19 mars 2015, avait l'air d'un businessman ordinaire, qui cherchait à obtenir des passeports pour ses enfants, sous une fausse identité. Des noms d'emprunts, les enquêteurs en découvriront au moins une dizaine et autant de passeports de nationalités diverses. »
Nouveau tournant pour les ADF
Son arrestation ne met pas fin aux activités des ADF. À l’image de ce que le nord est du Nigeria a connu avec un certain Abubakar Shekau qui a pris les rênes de Boko Haram après la mort de son fondateur Mohammed Yusuf, Musa Baluku prend le contrôle de la milice islamiste ougandaise. Sous sa direction, le groupe se fixe des objectifs plus ambitieux. Alors que Mukulu voulait destituer Yoweri Museveni au pouvoir depuis 1986, un État islamique ougandais, son successeur rêve plus grand. Pour Musa Baluku, les ADF doivent appartenir à un « mouvement mondial plus large ». Sous cet angle, la rencontre avec l’État islamique proclamé par l’irakien Abu Bakr al Baghdadi à partir de Mossoul devient logique.
Il est difficile de savoir, à ce jour, comment les premiers contacts entre l’EI central et les ADF ont pu avoir lieu, mais force est de constater que le lien entre les deux est indéniable. Spécialiste de la stratégie militaire de l’Organisation État Islamique, Matteo Puxton tient de sources locales que « Musa Baluku, le chef des ADF aurait envoyé un serment d’allégeance dès 2016 mais cela n'a pas été confirmé. » Il a été également évoqué un appui financier mobilisé par l’État Islamique pour les ADF à travers un citoyen kényan répondant au nom de Waleed Ahmed Zein. « Il serait venu début 2017 en Ouganda pour rencontrer des collaborateurs du groupe, puis aurait commencé à transférer de l’argent, des sommes atteignant plusieurs milliers de dollars en 2017 », ébauche Matteo Puxton plus connu sous Historicoblog sur Twitter.
Entre 2017 et 2018, Waleed Abu Zein aurait envoyé plus de 150 000 dollars à des combattants de l’État Islamique en Syrie, en Libye et en Afrique centrale. Dans la même période, il est ajouté sur la liste des terroristes internationaux par le Trésor américain. Selon le site suédois doku.nu, Waleed Abu Zein a reçu des milliers de couronnes d’un expéditeur suédois pour le jihadiste Michael Skramo parti en Syrie avec sa famille en 2014. Aux ADF, les montants envoyés par le financier kényan seraient compris entre 500 et 7000 dollars. Des sommes pas astronomiques mais assez parlantes sur la nature du lien entre les deux groupes. Même si dans ce cas de figure, rappelle Wassim Nasr, journaliste à France24 et spécialiste des groupes jihadistes, les ADF sont demandeurs et non le contraire.
Toujours est-il que les ADF ne sont reconnus comme partie intégrante de l’Ei qu’en 2019. « Le premier communiqué de l'État Islamique revendiquant une opération au Nord-Kivu, dans la zone des ADF, remonte au 18 avril 2019. La RDC est donc la première branche de la nouvelle province Afrique centrale de l'EI à se manifester dans la propagande, le Mozambique suivant en juin 2019 avec le premier communiqué au Cabo Delgado », indique Matteo Puxton qui précise que le défunt calife autoproclamé de l’État Islamique avait déjà évoqué « une province Afrique centrale » dans un discours audio d’août 2018. Ce qui laisse penser que les liens sont antérieurs au premier communiqué de revendication. L’État Islamique aurait même revu son cahier de charge à la baisse.
« Dans ce cas d’école, le cahier de charge a été revu à la baisse par rapport aux difficultés que Sahraoui a eu pour être accepté », explique l’auteur de l’ouvrage de référence « Etat islamique : le fait accompli ». Matteo Puxton abonde dans le même sens et développe : « Quand Adnan Abou Walid al-Sahraoui prête allégeance à l’Ei en mai 2015, le groupe contrôle encore une grande partie de son territoire en Syrie et en Irak et prend ce mois-là Palmyre et Ramadi, Il n’a pas besoin dans sa propagande de mettre particulièrement en avant une formation qui est alors très réduite. L'EI ne reconnaît formellement l'allégeance qu'en octobre 2016, alors que la bataille pour Mossoul commence. Si les liens avec les ADF remontent à 2016-2017, l'EI est alors déjà sur le recul, en train de perdre son territoire et ses deux capitales. L'EI utilise l'ex-EIGS en le rattachant à sa province Afrique de l'ouest, et en le couvrant davantage avec sa propagande, à partir de mars 2019. Il vient de perdre sa dernière enclave en Syrie, à Baghouz, et la poussée de l'EIGS dans la zone des 3 frontières va lui permettre de montrer qu'il conserve encore des ressources en dehors du Levant. C'est la même chose avec la création officielle de la province Afrique centrale qui survient entre avril et juin 2019.
Manifestement, l'EI a bien réfléchi pour utiliser à profit ces branches extérieures, soit peu couvertes comme l'EIGS, soit nouvelles comme la RDC et le Mozambique, à des fins de propagande ».
Dans tous les cas, les deux parties vont tirer profit de cette relation comme le suggèrent les chercheurs de l’Université George Washington : « En l'État Islamique, les ADF ont trouvé un bienfaiteur et un amplificateur qui, à travers “l'aqeeda” et le manhaj acceptés avec leur promesse, ont justifié et dynamisé leur approche politico-militaire. Dans les ADF, l'État Islamique a trouvé un autre groupe local enthousiaste, cherchant désespérément à redynamiser son destin, opérant dans un coin oublié du monde qui a été dévasté par des décennies de guerre ». « L’apport de l’Etat Islamique, soutient Wassim Nasr, il est d’un côté idéologique. Ça donne un kit en main idéologique tout de suite applicable sur le terrain ».
En effet, les actions des ADF sous la bannière de branche locale de l’organisation État Islamique ne vont pas tarder à se manifester. En octobre 2020, la prison centrale de Kingbayi est attaquée et 1300 détenus libérés. Quelques mois plus tôt, précisément le 18 avril 2019, Amaq a rapporté une attaque dirigée contre les forces armées congolaises à Kamanago. Le même jour, l’État Islamique a revendiqué une attaque contre les forces congolaises à Bovata. À octobre 2020, retient le rapport de l’Université George Washington, l’Ei a publié 72 revendications dont 47 (65 %) attribuées aux ADF.
La mort d’Abu Bakr al-Baghdadi dans un raid américain ne fait pas descendre la tension
Le 207e numéro de l’hebdomadaire de l’organisation jihadiste du 7 novembre 2019 présente les ADF renouvelant leur allégeance au nouveau calife, Abou Ibrahim al Hachim al Quraschi. Musa Baluku et ses hommes participent à la campagne « bataille d’usure » dans laquelle ils sont apparus à six reprises pour un total de 228 attaques, toutes filiales confondues. De janvier 2019 à juin 2020, les ADF seraient à l’origine de la mort de 729 civils dans l’Est congolais. Un rapport de Human Rights Watch leur attribue la responsabilité de 500 civils tués dans la même région de 2016 à 2017.
Ses modes d’actions sont constitués d’une part par des « raids » sur des villages pour attaquer les positions de l’armée ou pour récupérer de la nourriture ou d’autres effets . À ce constat de Matteo Puxton s'ajoutent « des embuscades aux véhicules sur les routes ». « Ils utilisent aussi des engins explosifs improvisés rudimentaires qu’ils disposent dans les champs », fait noter le spécialiste de la stratégie militaire et de la propagande de l’État Islamique. Il est cependant notoire que « le lien avec l’Ei ne s’est pas traduit par une rupture fondamentale des tactiques employées par les ADF ».
« On peut noter en revanche que celles-ci ont élargi leur zone d’opérations en dehors de la région de Beni pour déborder sur le sud de l’Ituri », nuance Historicoblog qui voit cependant une différence avec la branche mozambicaine de l’État islamique qui « s’empare de villes entières dès 2020 ». « Par contre, comme au Cabo Delgado, les images de propagande de l'EI montrent un butin matériel considérable en armement récupéré sur les Forces Armées de République Démocratique du Congo (FARDC) depuis 2 ans : j'ai compté à ce jour 25 mitrailleuses ou fusils-mitrailleurs, 13 lance-roquettes, plus de 120 fusils d'assaut, 4 mortiers, et l'EI a également montré chez les ADF 2 mitrailleuses lourdes de 12,7 mm, par exemple. Dans les images de l'EI, les combattants des ADF sont bien armés selon le schéma traditionnel fusil d'assaut – mitrailleuse – lance-roquettes », souligne-t-il.
Les musulmans ciblés
Signe de sa radicalisation, l’Alliance des forces démocratiques ne répond plus par ce nom. Son chef, Musa Baluku a déclaré qu’« il n’y a plus d’ADF ». « Selon la volonté d’Allah, les ADF ont cessé d’exister il y a longtemps. Actuellement, nous sommes une province, la province centrale, qui est une province parmi les nombreuses provinces qui composent l’État Islamique qui est sous le calife et le chef de tous les musulmans », a complété l’homme le plus recherché du Nord-Kivu. Province dans laquelle, les musulmans ne sont pas épargnés par les jihadistes.
Conformément à l’idéologie takfiriste promue par l’État Islamique, Balaku dans un discours cité par le rapport de l’Université George Washington menace : « Allah nous a donné la permission de tuer tous ces hypocrites qui travaillent pour les infidèles et les aident contre les musulmans. C'est là qu'Allah nous donne la permission de tuer des gens avec des noms islamiques comme les nôtres, parce qu'ils nous ont trahis ! N'est-ce pas ? C'est parce qu'Allah leur a ordonné de tuer les infidèles, mais ils s'opposent à Allah, ils croient qu'Allah n'est pas seulement dans Ses commandements pour tuer les infidèles !
Au lieu de cela, ils se retournent contre leurs compagnons musulmans qu'Allah a autorisé à tuer des infidèles, se joignent aux infidèles et luttent contre les musulmans. Ils nous tuent, nous leurs compagnons musulmans qui sommes autorisés par Allah à tuer des infidèles, ils nous torturent, ils nous emprisonnent à vie ! Nos mêmes compagnons musulmans nous trahissent en essayant de plaire aux infidèles dont le sang est autorisé à être versé. Leur sang est autorisé à être répandu ».
L’assassinat d’un notable musulman à Beni cette semaine est-il à mettre dans cette logique ? Pour l’heure, pas de revendication. Mais le mode opératoire ainsi que le choix de la cible laissent beaucoup d’indices menant aux ADF. « Si on rentre dans une phase d’assassinat de notables et de représentants, c’est une démonstration qu’on est passé à quelque chose de plus revendicatif et dans les façons de faire de l’État Islamique », analyse Wassim Nasr.
Matteo Puxton appuie : « En Syrie, dans la province de Deir Ezzor, au sein du secteur tenu par les Forces Démocratiques Syriennes, l'EI abat chaque semaine des habitants qui collaborent avec les autorités, ont dénoncé des djihadistes, et même ses anciens membres qui sont passés à l'adversaire. Que ce soit en Syrie ou en Irak, le groupe vise les chefs des communautés sunnites qui peuvent représenter une alternative ; l'EI veut être le seul recours possible. Le sheikh assassiné avait formulé des critiques contre les ADF : il est probable que les djihadistes aient voulu le faire taire et faire un exemple dans la communauté musulmane, non majoritaire d'ailleurs, à Beni ».
Réagissant à la mort du chef religieux, le gouverneur de la province du Nord Kivu a laissé entendre que des menaces pesaient sur la victime qui avait été convoquée par le renseignement militaire congolais pour le mettre dans la confidence. La communauté musulmane de Beni réclame la lumière sur cet assassinat qui, malheureusement ne risque pas d’être le dernier, dans une région où l’insécurité a déjà une longueur d’avance sur la volonté des forces loyalistes de rétablir l’ordre et la paix. Suivant un décompte de l’analyste Mr. Q sur twitter, du 29 avril au 5 mai 2021, l’État Islamique a revendiqué plus d’attaques en RDC que dans tous autres relais africains.
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