Le Sénégal, pays anciennement colonisé, indépendant depuis 1960, cherche son chemin vers le développement. Plusieurs programmes ont marqués différentes politiques tentées par l’Etat depuis lors afin de lancer le pays sur la rampe du développement. Mais force est de reconnaitre l’insuffisance des résultats obtenus pour ne pas dire les échecs enregistrés jusqu’ici.
Aujourd’hui devant l’immense effort entrepris encore par l’Etat dans le but de positionner le pays sur la voie du développement, il semble nécessaire de tenir compte d’un facteur qui détermine très fortement toute véritable politique de développement socioéconomique : le moyen de communication entre gouvernants et gouvernés : l’utilisation des langues du pays.
Dans les documents et dans les débats sur les politiques de développement, on évoque le plus souvent parmi les facteurs économiques les infrastructures, la disponibilité financière qui permet d’investir sur l’agriculture, l’industrie, la pêche, sur l’éducation, la santé. On oublie toujours que le développement est une affaire d’inclusion et de communication entre les différents acteurs, gouvernants et gouvernés, agents de développement et populations que doivent se communiquer des savoirs et des savoirs faire en vue d’un changement de comportements qui leur permet à eux tous d’aller d’un état à un autre meilleur dans le processus de développement. Et c’est bien ces relations obligées de communication qui mettent la langue au centre du débat sur le développement.
Peut-on faire un choix sur un modèle de développement sans déterminer un modèle gouvernance linguistique nationale ? Si le développement durable doit émaner des populations elles-mêmes peut-on ignorer, dans les plans et programmes, les moyens par lesquels elles communiquent, leurs langues ? Sinon quelle place doit-on leur réserver dans un système de gouvernance déjà dominé par une langue étrangère ? Comment leur faire place ?
Des réalités géolinguistiques ignorées par les dispositions géopolitiques et administratives
▪ Données géolinguistiques
Le Sénégal est un pays multiethnique et multilingue. Cette diversité est marquée par :
- le français, héritage de la colonisation française, est la langue officielle à son accession à l’indépendance en 1960, au côté de 25 langues officiellement répertoriées dont les 22 ont été déjà codifiées (DALN, 2017)
- le wolof est la langue véhiculaire du pays avec 39% de locuteurs natifs, il est parlé par 90% de la population; il est suivi du pulaar 20% variété du fulfude qui est une langue régionale.
- le taux d’analphabétisme de la population sénégalaise a été évalué à 57% en 2013 avec une prévalence dans la population féminine de 77% DALN, 2013), des disparités entre les citadins et les ruraux avec une majorité d’analphabètes en milieu rural (62,7%)
- les meilleurs taux d’alphabétisation sont ceux de Dakar et de Ziguinchor (environ 60%) ; les taux les plus faibles sont celles de Diourbel et de Kolda (environ 30%).
Les langues du Sénégal sont : wolof, pulaar, seereer, jóola, mandika, soninke, noon, balant, oniyan, mankaañ, ndut, mënik, manjaku, paloor, woomey, bayot, kanjad, saaf-saafi, laalaa, jalunga, guñuun, hasanya, turka, susu, papel.
A l’exception de deux d’entre elles, le turka (langue gur), parlée aujourd’hui par une seule famille) et le hasaniya, langue afro-asiatique(sémitique), elles se répartissent en deux groupes : les langues ouest-atlantiques (wolof, pulaar, seereer, jóola,noon, balant, mankaañ, ndut, manjaku, paloor, bayot, saaf-saafi, laalaa, guñuun, papel, oniyan, woomey, kanjad ) et les langues mandingues du groupe mande (mandika, soninke, mënik, jalunga).
A côté de ces 25 langues du pays et du français, il existe, d’autres langues étrangères utilisées dans le système éducatif sénégalais : l’anglais, l’arabe, l’allemand, l’espagnol, le portugais, le russe, l’italien.
Ce tableau sociolinguistique n’est pas considéré quand il s’est agi de configurer le système de gouvernance sociopolitique du pays.
▪ Données géopolitiques
Le Sénégal est un pays à régime de gouvernance qui fonctionne à deux niveaux : l’un central et l’autre décentralisé.
le pouvoir central
Le Sénégal est une République à régime présidentialiste. Toutes les politiques nationales dans tous les secteurs émanent ou sont validés par la clé de voute des institutions, le Président de la République. Ces décisions sont reçues par les services centraux qui les répercutent à leurs répondants au niveau déconcentré dans les 14 régions du pays.
Ce type de gouvernance qui fonctionne de bas en haut entraine un type de communication verticale qui se fait dans la langue officielle, le français.
Arrivées au niveau des populations, ces instructions centrales sont interprétées ou traduites dans les langues locales par les administrateurs territoriaux et les fonctionnaires déconcentrés. Il se pose à ce niveau un problème de perte d’information inhérente à la traduction.
La décentralisation
Dans le domaine de la décentralisation, le Sénégal à mis en place 45 départements et 557 communes qui réunissent 25 688 élus locaux au total.
Faite pour responsabiliser et impliquer les populations locales à la gestion de leur propre devenir pour un développement endogène et durable, la décentralisation permet de laisser aux populations la gestion de leur localité et de les associer à l’élaboration des plans de développement.
Cette gouvernance participative se fait en langues locales dans plus de 90% des conseils municipaux du pays où la majorité des conseillers n’ont pas un niveau fonctionnel en français. Les documents issus des assemblées municipales et autres rencontres sont confectionnées par des relais ou consultants qui traduisent en français ce que les élus locaux ou autres représentants locaux expriment dans la langue du milieu.
Et, comme le dit l’adage, traduire c’est quelque part trahir, les documents en français ainsi remontés vers les services centraux peuvent véhiculer des contenus pas très fidèles aux points de vue dégagés par les populations à la base.
Ce qui fausse l’objectif visé par les pouvoirs publics qui cherchent à mettre en œuvre un développement inclusif par le biais d’une élaboration participative des politiques sectorielles.
Administrateurs et fonctionnaires : interprètes et traducteurs de la République
Les fonctionnaires de l’Etat sont donc devenus par la force des choses des interprètes et traducteurs parce que se situant à un niveau de transmission où les points de vue émis sur les politiques de part et d’autre de la chaîne de gouvernance doivent passer de la langue locale au français ou vice versa.
Un rôle de traducteur interprète qui n’est pas toujours aisé. Ceux qui ne sont pas formés à cette tâche du point de vue terminologique escamotent à coût sûr les messages à transmettre.
L’outillage, l’instrumentalisation des langues nationales et leur apprentissage par les acteurs de la gouvernance du pays sont ainsi une nécessité pour rendre la tâche facile à ces fonctionnaires.
Un système de gouvernance dysfonctionnel et non adapté
Cette situation de confinement et de rabais que subissent les langues due tout simplement à un état d’esprit, une mentalité de la part des gouvernants, est une sorte de voile qui enveloppe le système actuel de gouvernance de notre pays qui cache à peine l’exclusion de plus de 70% de la population sénégalaise.
Le seul instrument utilisé dans ce processus d’exclusion est le monopole du statut de langue officielle par le français qui fait du système de gouvernance sénégalais un système monolingue avec une langue étrangère que ne parlent que moins de 20%.
Le système de gouvernance actuel du Sénégal est donc fondé sur une langue étrangère et exclut les langues nationales ; il est non endogène. Cette exclusion linguistique a pour conséquence la séparation du domaine de l’Etat en deux grands secteurs, le formel et le non formel, pour en faire une entité non intégrée (Sylla, 2002).
Deux secteurs qui s’excluent et s’ignorent à cause du choix de la langue imposée par les gouvernants par un acte prescriptif (Coyos, 2005) de la part du législateur sénégalais.
Cette situation, outre le glissement linguistique (Fisman, 1991) que cela occasionne mettant en danger les langues nationales par leur hybridation, empêche celles-ci, selon Mavesera, d’acquérir les capacités à exprimer le savoir et la haute technologie au-delà des limites sociogéographiques traditionnelles.
Ce handicap, ajouté à l’interdiction par la loi d’utiliser les langues nationales dans la libre circulation de l’information étatique formelle, dans l’utilisation productive des compétences des travailleurs et dans le fournissement des biens et services publics, confine le Sénégal dans la dépendance économique.
L’absence de volonté de la part des décideurs sénégalais d’utiliser les langues nationales dans tous les secteurs de la Nation empêche les acteurs socioéconomiques du pays de s’abreuver dans le précieux fond de savoirs indigènes, et les oriente vers un mimétisme inefficace et inefficient des savoirs et de savoir-faire exogènes venus surtout du monde occidental.
En somme, ce système de gouvernance non endogène et non intégré est donc une situation non idéale, un frein au développement endogène durable et favorise une émergence socioéconomique inégale et discontinue.
Quelle solution ?
Un tel système de gouvernance doit être corrigé et pour en faire un système idéal, il faut inévitablement épauler les langues locales et procéder ainsi par la mise en œuvre de ce que Fisman (1991) fdésigne par Reversing language shift que Coyos (2005) traduit par l’inversion du glissement linguistique, « une théorie d’aménagement linguistique dont le but est d’épauler une communauté linguistique dont la survie de la langue est menacée par le manque de transmission intergénérationnelle dans le réseau familial » et dans les sphères formelles.
Ce système de gouvernance idéal est endogène et intégré parce que n’excluant pas les langues nationales et la majorité des sénégalais qui les utilisent pour communiquer.
A l’exception du Turka qui n’est parlée que par une famille au Sénégal, toutes les autres langues natives jouent chacune d’une manière ou d’une autre un rôle de moyen de communication soit au niveau local, national, régional, national, transfrontalier ou continental.
Le français est confiné entre les quatre murs (in vitro) dans les conversations et discours officiels et très formels. Et, là même, il est bousculé par le wolof à l’oral. Cet écosystème linguistique facilite la tâche à l’Etat du Sénégal qui peut développer les langues nationales en leur octroyant un rôle officiel selon leur dynamisme propre.
Il est bien possible de les valoriser en affectant à chacune d’elles un statut qui correspond aux fonctions sociales, géographiques et culturelles qu’elles jouent actuellement.
Cette situation de langues peu documentée à usage locale ou territoriale peut être bien corrigée si l’Etat veut bien passer à la phase d’aménagement. L’aménagement linguistique est une « intervention d’une instance nationale ou internationale, ou d’un acteur social qui vise à définir les fonctions ou le statut d’une langue ou de plusieurs langues en concurrence sur un territoire ou dans un espace donné (aménagement de statut) , ou à standardiser ou à instrumentaliser une ou plusieurs langues pour les rendre aptes à remplir les fonctions qu’on leur a assignées (aménagement du corpus) dans le cadre d’une politique linguistique préalablement définie. » (Rousseau, 2005).
Cette absence d’aménagement linguistique promotionnel des langues du pays ets la cause principale de la crise du système éducatif sénégalais caractérisée par une baisse notoire de la qualité. Elle favorise l’analphabétisme, l’absence de qualification professionnelle de nos jeunes et de nos femmes. En excluant la frange la plus importante de la population des secteurs formels, elle freine drastiquement la marche du pays vers le développement durable.
Pour se lancer résolument sur la rampe de l’émergence et assurer son développement, le Sénégal doit, s’engager dans le court terme dans une politique d’aménagement linguistique qui renforce le statut de nos langues et en fait des outils officiels de communication pour un développement inclusif qui ne laisse en rade aucune couche sociale.
Dans une démarche d’accompagnement, le législateur devrait rendre officiel le statut naturel que chaque langue s’est octroyé. Les analyses de terrain permettent de ranger toutes les langues en présence dans le pays dans un tiroir statutaire officiel.
Conclusion
L’absence d’aménagement officiel des langues nationales par l’Etat du Sénégal freine le processus d’émergence socioéconomique du pays. Elle fige le pays dans un système de gouvernance faite d’exclusion de la majorité des sénégalais, non inclusive, parce que caractérisé par un type de gouvernance linguistique non endogène et non intégrée.
Pourtant, chacune de ces langues a pris de manière naturelle sa place dans le mode de vie et de fonctionnement des populations. L’officialisation de ces statuts naturels déjà conférés aux langues en présence dans le pays serait une bonne démarche de la promotion des langues nationales et du renforcement de l’émergence économique du Sénégal.
Mbacké Diagne,
Chercheur au Centre de linguistique Appliquée de Dakar Université Cheikh Anta Diop de Dakar
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