Le constat est fait que les Sénégalais sont friands de ce qu’on appelle « palabre » au pays des Baoulés et autres Bétés. Il s’agit de débats où s’entrechoquent commentaires d’experts, propagandes politiques et discussions ‘’ de borne fontaine’’ ou ‘’wax sa xalaat’’. Avec son lot de dérives verbales et d’invectives, aucune alerte ou mise en garde de bonnes volontés ou de personnalités religieuses, ne semble freiner, encore moins inverser la tendance. Le Cheikh et célèbre conférencier Moustapha Sylla du village de Taïba, commune de Marsassoum, dans le département de Sédhiou, s’est indigné de constater que c’est seulement quand une personnalité publique (politique, religieuse ou financière) est mise en cause par la justice qu’on entend des clameurs, comme si elle n’a jamais fonctionné avant.
La décision de la Cour de justice de la CEDEAO dans l’affaire Khalifa Sall et consorts c/ L’Etat du Sénégal, occupe les devants de l’actualité comme si c’était une première que le Sénégal comme la quasi-totalité des pays membres de cette communauté, est trainé devant cette juridiction et même condamné. Malgré l’abondance de la jurisprudence des juridictions communautaires en Afrique, en Europe et partout dans le monde, ladite décision fait l’objet d’une extraordinaire médiatisation et d’une déraisonnable exagération de sa portée réelle. Ceci est dû à une méprise sur l’étendue des compétences de la Cour qu’il est utile de lever, avant de passer en revue les points objets de mon ‘’ avis dissident’’, pour utiliser un vocable utilisé à la Cour Internationale de Justice (CIJ) de la Haye.
LA COMPETENCE CONTENTIEUSE DE LA COUR
Dans sa décision sur l’affaire Khalifa Sall et consorts, la Cour a souligné avec force référence aux textes communautaires et à sa jurisprudence constante, son incompétence à réviser les décisions des juridictions nationales, se disant ni une Cour d’appel ni une Cour de cassation des juridictions nationales. Toutefois, et cela mérite d’être salué, la Cour a rejeté l’argument de l’Etat du Sénégal tendant à écarter sa compétence au motif que la chambre d’accusation a jugé réguliers les PV d’audition des officiers de police judiciaire élaborés sans la présence des conseils des mis en cause dans l’affaire de la caisse d’avance de la mairie de Dakar. La Cour a fort justement souligné qu’elle ne juge pas la décision de la chambre d’accusation validant lesdits PV, mais qu’elle statue sur les droits de l’homme, et dans cette affaire, sur le droit à l’assistance d’un conseil dès la première interpellation et tout le long de la procédure, ce qui est conforme à son statut.
LES POINTS QUI POSENT PROBLEME DANS L’ARRET
- Le caractère arbitraire de la détention de Mr. Khalifa Sall dans la période comprise entre la proclamation par le Conseil Constitutionnel des résultats des élections législatives et la levée de son immunité parlementaire. La lecture des motivations de la Cour a renforcé ma conviction d’une appréciation erronée des droits attachés à cette immunité. En effet, la Cour a fait référence à l’article 51 de la loi organique portant règlement intérieur de l’Assemblée nationale du Sénégal en se limitant à sa deuxième phrase aux termes duquel « Le député est couvert par l’immunité parlementaire à compter du début de son mandat qui prend effet dès la proclamation des résultats de l’élection législative par le Conseil Constitutionnel. » et oubliant totalement la suite qui est relative au cas de délit ou de crime qui concerne justement Mr Khalifa Sall. La Cour a confondu deux situations : celle du député dans l’exercice de ses fonctions et celle du député ayant commis un crime ou un délit. Les questions simples que la Cour devrait se poser sont : en quoi le député est immunisé ? Dans quelles situations et contre quelles mesures (coercitives) le député est exempté ?
Les réponses sont bien dans cet article 51 qui reprend textuellement l’article 61 de la Constitution que la Cour de la CEDEAO mentionne d’ailleurs entre parenthèses : son alinéa 2 dispose en effet,« Aucun membre du parlement ne peut, pendant la durée des sessions, être arrêté ou poursuivi en matière criminelle ou délictuelle, qu’avec l’autorisation de l’Assemblée nationale ». Je l’ai expliqué ailleurs, les actes d’arrestation et de poursuite sont les deux seuls (pas la détention) qui sont inapplicables au député en cas de crime ou délit sauf levée de son immunité. Cette omission (grave) fausse forcément son jugement.
- Sur le droit à l’assistance d’un avocat : la chambre d’accusation a jugé les PV valides parce que l’article 55 nouveau du Code de procédure pénale (CPP) du Sénégal ne rend la présence obligatoire de l’avocat qu’en cas de prolongation de la garde à vue. Khalifa Sall n’a jamais été dans cette situation. La Cour de la CEDEAO s’est dite incompétente pour apprécier l’arrêt de la chambre d’accusation, et considère que l’audition par la police de Khalifa faite sans la présence d’un avocat constitue une violation de ce droit et au-delà, à un procès équitable. Etrangement la Cour cite cet article 55 nouveau du CPP en ses dispositions sur cette présence de l’avocat et la mention obligatoire dans le PV sous peine de sa nullité tout en taisant celles relatives au stade de l’enquête où cette présence est impérative.
- Sur la présomption d’innocence : la Cour fonde la violation de ce droit sur les déclarations du Procureur de la République lors d’un point de presse, en retenant que « les propos du Procureur de la République tendent simplement à faire croire à l’opinion publique qu’il y a eu soustraction de fonds publics à l’aide de faux document alors qu’aucune décision de justice ne l’atteste encore ». Ce raisonnement me semble erroné pour les raisons suivantes :
o la présomption d’innocence consiste à ne pas imputer (déclarer auteur) un fait délictuel à quelqu’un tant qu’une décision judiciaire devenue définitive ne l’atteste. Or, le Procureur n’a fait que relater les faits (je souligne) de la cause que la Cour rapporte bien « …il y a soustraction de fonds publics à l’aide de faux documents..», et que « l’affaire de la caisse d’avance n’est rien d’autre ( pas de fondement politique) que la justification d’un‘’ montant d’un milliard huit cents millions qu’on a pris des caisses de la mairie de Dakar sur la base de faux documents » (IV-30).
o la Cour, à défaut de rapporter les mots accusant explicitement (je souligne) Khalifa Sall et consorts, s’est visiblement contentée de remplacer le « on » du procureur par le nom de Khalifa Sall en soutenant que « le Procureur de la République a implicitement laissé entendre aux yeux du public, que Mr Khalifa Sall était coupable ». En procédant ainsi, la Cour a opéré une démonstration (de la compréhension du public) purement subjective, un procès d’intention au Procureur alors que cette volonté a été explicitement déclinée pendant la conférence de presse comme étant une démonstration que les faits de la cause des poursuites n’avaient aucun caractère politique.
o C’est bien au Procureur d’établir les faits de la cause (les fausses factures et leur usage pour se faire remettre des fonds publics) et de prouver à l’audience. La décision de justice est dans l’imputabilité de ces faits au mis en cause. Il faut reconnaitre ici que le moyen de défense sur ce point, posé par les avocats de l’Etat du Sénégal (droit à l’information des citoyens) est véritablement léger.
- Sur le droit à un procès équitable: la Cour a conclu à sa violation sur la base des constats suivants : la violation du droit à l’assistance d’un conseil, celle de la présomption d’innocence et le non-respect par le juge d’instruction du délai d’appel contre ses ordonnances portant l’une, sur le rejet de l’offre de caution de Khalifa Sall et l’autre, sur le refus de la demande d’audition de témoins et le recours à un expert. Ce qui semble étrange ici, c’est que la Cour considère que « les agissements du juge d’instruction constituent une atteinte grave aux droits de la défense et au droit à un procès équitable » en revenant sur son rejet des deux demandes des requérants, alors qu’elle a déjà jugé qu’il « ne constitue pas, en soi, une violation de leurs droits en la matière » (IV-40). Dans tous les cas, ces violations sont « rattrapables » à l’occasion du procès en appel qui est une reprise du procès que toutes les parties ont considérée comme insatisfaisant.
Ceci nous amène à examiner la mise en œuvre par l’Etat du Sénégal, de cette décision qui s’impose à lui.
L’EXECUTION DE LA DECISION DE LA COUR
La Cour de justice de la CEDEAO juge en premier et dernier ressort, les cas de violation des droits de l’homme qui lui sont soumis par les Etats et les citoyens des pays membres de l’organisation sous régionale. Sa jurisprudence confirme une conformité au principe de subsidiarité que partagent toutes les juridictions communautaires, notamment la Cour Européenne des droits de l’Homme (CEDH) de Strasbourg à laquelle elle fait souvent référence. Chacune réaffirme régulièrement son attachement à ce principe selon lequel elle « ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes » (CEDH-Arrêt Austin), qu’elle ne constitue ni une Cour d’Appel, ni une Cour de Cassation pour les juridictions nationales. Ceci pour dire que leurs décisions ne s’imposent nullement aux juridictions nationales. La Cour de Cassation française avait précisé « qu’un arrêt de condamnation de la Cour européenne s’il permet à celui qui s’en prévaut de demander réparation, est sans incidence sur la validité des procédures relevant du droit interne » 5 Crim.3 février 1993, Kemmache).
C’est dans le même sens que semble s’inscrire la Cour de la CEDEAO lorsqu’elle « estime que le montant de trente-cinq millions (35.000.000) de francs CFA serait une juste réparation des préjudices subis ; » La doctrine va dans le même sens en considérant que les décisions de ces juridictions revêtent seulement un caractère déclaratoire qui laisse aux Etat la liberté de leur exécution. Trois modalités sont notées dans la pratique des Etats membres :
- Adapter leur législation à la nouvelle lecture faite par la Cour communautaire dans une décision en application des textes communautaires et des autres instruments internationaux des droits de l’homme. C’est le premier rôle de ces juridictions qui est d’ouvrir la voie du progrès aux textes et pratiques communautaires dans la protection des droits de l’homme, car, il est reconnu que le juge va plus vite que le législateur dans ce domaine. A ce sujet, l’article 55 nouveau du CPP sénégalais qui a introduit le droit à l’assistance d’un avocat mais au stade de la prolongation de la garde peut amener le législateur à le modifier pour faire comme en France, avec la loi du 14 avril 2011 qui prescrit la présence de l’avocat au début de la garde à vue.
- Réparer le préjudice subi par le requérant. L’Etat du Sénégal doit payer la somme allouée aux requérants en compensation de tous les préjudices nés de la violation des droits retenus.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les propos du Procureur Général Lansana Diaby quand il dit que l’Etat du Sénégal ne peut ignorer les décisions de la Cour. Le juge d’appel, contrairement à beaucoup de commentaires, n’est pas lié par cette décision. Toutefois, il peut :
- tenir compte de certains aspects de la décision notamment assurer aux requérants un procès équitable cette fois-ci.
- statuer sur certaines irrégularités constatées à savoir la validité des PV de police et le rejet de la demande d’audition de témoin et à une expertise. Mon avis exprimé plus haut va dans le sens de la validité des PV. Si celui de la Cour d’appel a un autre avis, les PV peuvent être annulés mais étant donné qu’ils n’ont qu’une valeur de renseignement à l’audience, leur annulation n’aura aucun impact sur la conduite du procès. Quant au rejet des demandes d’audition et d’expertise, la Cour constatera certainement que la Cour de la CEDEAO a déjà considéré que ce rejet n’était pas « déraisonnable ».
La justice de notre pays est loin d’être la pire du continent. Nos magistrats ont, dès notre accession à l’indépendance, prouvé leur expertise et leur probité sur le plan international. Je termine en paraphrasant le Juge Téliko, président de l’UMS, connu par son engagement dans le renforcement de l’indépendance de la justice, citant Balzac, a mis en garde les citoyens contre la défiance en la justice de la République, unique garante de nos libertés à tous. Elle a besoin de sérénité pour dire le droit. Les conférences de presse intempestives sur les affaires pendantes devant la justice sont malvenues car n’aboutissant qu’à troubler l’esprit du citoyen lambda.
Par Sankoun FATY
Officier de Gendarmerie à la retraite
Juriste-Consultant- Société civile de Sédhiou
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