Des usages du Ndigël / Verticalités, autorité et valeurs / Le contenu culturel et politique de « Y en a marre » / Quel horizon commun ?
Au mois d’août dernier, paraissait un texte intitulé Le Sénégal, au carrefour du Ndigël et de « Y en a marre » de Abdou Aziz Mbacké Majalis. Il a suscité de la part des lecteurs beaucoup de réactions dont la présente tentative de réponse.
Des usages du Ndigël
Le poids de ce concept au cœur de la vie publique et politique sénégalaise fonde la légitimité d’un débat à la hauteur de la contribution intitulée dans sa première partie Le Sénégal, au carrefour du Ndigël et de « Y en a marre », signée par Abdou A. Mbacké Majalis, parue dans dakaractu.com et majalis.org le . Cette contribution ainsi que la déclaration subséquente aux manifestations de nervis contre l’animateur - prédicateur médiatique Taïb Socé est à saluer en ce sens qu’elles sont les marqueurs du parti pris nouveau par certains membres de la collectivité mouride de l’examen scientifique des faits sociaux. Même au seul crible de l’œuvre perçue comme définitive et incontestable de leur guide, le remarquable Cheikh Ahmadou Bamba, cette démarche qui, sauf méprise de ma part et au regard du caractère massif d’autres formes de réponse, me semble nouvelle, témoigne de la maturité scientifique de certains segments de la dite communauté, de leur familiarisation avec les sciences sociales.
En cette matière, faut-il le rappeler, il n’y a que des hypothèses, qui valent par les exercices de réfutation dont elles sont l’objet de la part d’acteurs (hommes de science) mus par le seul éclat de la vérité scientifique. Par réfutation, certains esprits pressés entendront invective. C’est là qu’on mesure l’impréparation de foules entières à cet exercice, pourtant salutaire aux sauts qualitatifs nécessaires à l’érection d’une société créative. Je veux citer ici un auteur britannique en priant le ciel (sic) qu’on ne me fasse le procès d’occidentalisme. Telle est l’habitude sous nos latitudes pour délégitimer toute réflexion qui sort de la convention. Aldous Huxley dit dans Le Meilleur des mondes : « Toute découverte de la science pure est subversive en puissance». C’est au coin de toutes ces préventions que la notion de Ndigël, après la contribution sus mentionnée, m’impose une précision, une interrogation et une hypothèse.
Le Ndigël, pratique injonctive verticale du marabout au talibé (adepte), est trans - confrérique. Toutes les confréries religieuses du Sénégal, à ce que j’en sais, le pratiquent. Il confère à celui qui le détient, en fonction aussi de caractéristiques qui lui sont propres : charisme, abnégation, sagesse, érudition etc, un instrument plus ou moins ferme de contrôle et de raffermissement des allégeances. Est-il besoin de rappeler qu’aux différentes échéances électorales nationales vécues par le Sénégal ces deux dernières décennies, le Ndigël ou des Ndigël ont été émis par tous les cadres confrériques ? Ont-il été observés ? Seuls des chercheurs, avec la célérité de leur discipline : sociologie politique, statistique, démographes, sont à même de nous éclairer. Il est cependant permis aux autres acteurs d’observer que l’échéance électorale de 2000 a vu le régime socialiste corrompu défait malgré des Ndigël qui n’émanaient pas forcément des chefs de confrérie. Certains étaient déclinés sous un mode prédictif, renvoyant aux injonctions antérieures à cette échéance d’un vote massif et magique en faveur du candidat à sa propre succession par une opération de transformation des feuilles d’arbres en bulletins de vote favorables contre la souveraineté populaire. Une telle sortie ferait rire dans toute autre contrée mature. Du talibé qui consent à faire allégeance à une figure dépositaire d’une légitimité spirituelle d’héritage, on nous fait croire ici à la possibilité, par une opération du saint esprit, de la contrainte pour l’observance du Ndigël. Appliqué au champ politique et citoyen, je raisonne par l’absurde, il déborde le cadre du rapport du marabout à son adepte pour impliquer ceux des Sénégalais qui n’ont aucune appartenance confrérique voire religieuse.
Le Ndigël m’a toujours inspiré deux questions : réfère-t-on à une autorité morale ou spirituelle ou obéit-on à la même autorité morale ou spirituelle ? La discipline aveugle permet-elle la prise de distance nécessaire ponctuellement pour se rendre compte d’une autorité qui déraisonne ? Rappellons Kierkegaard : « On a honte d’obéir au roi parce qu’il est le roi – alors on lui obéit parce qu’il est intelligent ». Tout l’esprit de tempérance et de sagesse, l’habileté à consulter ne peuvent justifier la validité permanente du Ndigël. Sauf à supposer que les dépositaires sont dotés de capacités de surhommes. Ce que nous ne sommes tous pas tenus d’agréer. Il en va de ma liberté citoyenne individuelle dont la plénitude est profitable à la collectivité nationale. C’est cet horizon qui est porteur de progrès social et d’émancipation pour le Sénégal. Envisagé comme un agrégat de communautés religieuses ou ethniques, nous l’émiettons et le soumettons à des dynamiques contradictoires au péril du contrat social.
De quoi la fébrilité de certains hiérarques des confréries religieuses est-elle symptomatique ? En témoignent les faciles appels à des représailles devant ce qu’ils considèrent comme des écarts. Il me vient à l’esprit les foules exaltées qui ont pris d’assaut le Bel Arte où était projeté Karmen Geï de Joe Gaï Ramaka. Quelques nervis porteurs de gourdins et autres armes blanches ont jugé outrecuidant l’usage de sublimes versets de Cheikh Ahmadou Bamba, interprétés par le talentueux parolier de Thiaroye, Elhadj Ndiaye, pour accompagner l’enterrement d’un personnage dont le repos venait clore une vie de turbulences et de libertés. Ce qui relevait d’un écho poétique à l’œuvre d’un grand homme, appelant au minimum un examen de type sémiotique et quelque intertextualité, a fait l’objet d’une réponse milicienne. Il faut s’en émouvoir d’autant mieux qu’il ne doit manquer au sein des institutions religieuses des esthètes, si je m’en fie à l’effort de texte qui a inspiré la présente contribution. La paix civile à laquelle appellent certaines autorités religieuses doit être entendue comme un rapport de passivité, de silence face aux textes produits par leurs guides. Il faudrait alors qu’il mesure le risque d’appauvrissement qu’ils font courir à des textes dont ils estiment être les gardiens. Les œuvres intellectuelles inspirées ne se vivifient à travers les âges qu’interrogées, passées au crible des outils scientifiques dont on dispose présentement. Rappelons l’universalité de la science, héritage d’un itinéraire long et diffus. S’en empare qui veut. Avance qui en est le mieux doté, dans un rapport d’explication à son environnement sans que jamais ne s’estompe ce qui est consubstantiel à notre humanité : le doute. S’abandonne à l’ébahissement, que confère la non initiation, celui qui s’en défie. Avec le risque d’un monde où les verticalités se perpétuent. Le maître est définitivement maître. Maître par le sang ou continuellement maître même avec des matériaux éculés ou inadaptés. Et un élève est condamné à le rester par son incapacité définitive à s’élever au-delà des certitudes du maître. Dans un tel modèle, l’horizon est mortifère, au minimum bouché.
Verticalités, autorité et valeurs
Le marronnier de l’école sénégalaise, des fameux sujets d’instruction civique, du temps de mon collège, fut la fameuse interrogation binaire, sèchement antinomique : tradition et modernité. Une telle conception sert quelques volontés de conservatisme ou, au mieux, de statu quo, brandissant la bannière des valeurs en déperdition. Si nous sommes des êtres en devenir, c’est que nous sommes en chemin, profondément ancrés dans des voies d’apprentissage, y compris contre nos filiations de toutes sortes, contre notre affect parfois, contre nos térroirs, contre le poids de nos héritages. Cet exercice de type intellectuel et émotionnel n’est pas sans peine mais c’est de son aguerrissement que naissent les idées nouvelles qui, je le rappelle, peuvent être le réapprentissage des idées anciennes. Point de Renaissance européenne sans la découverte auprès des penseurs arabes à Cordoue d’Aristote et du patrimoine grec par les philosophes occidentaux. Les idées nouvelles, qui sont donc parfois anciennes, sont aussi nécessaires à une société soucieuse de son dynamisme que le sang à un corps vivant.
Elles n’habitent ni les scrupules idéologiques ou familiaux ni les habitacles institutionnels, surtout pas les dogmes. Les idées nouvelles et fortes font fi des pesanteurs qui sont des moyens de défense contre l’éblouissement de la nouveauté. Dans des sociétés brouillonnes comme la nôtre, où les politiques éducatives sont fragilisées par les diktats financiers et comptables, produisant un faible esprit civique, confort intellectuel rime avec refus de toute forme d’exploration. Ce type de terrain est propice aux légitimités faciles. Les médias de masse développés essentiellement par des hommes d’affaires dont le souci premier n’est pas l’éveil, offrent quotidiennement leurs tribunes à des expressions folkloriques et bavardes. J’en veux pour preuve cette vidéo vue sur le site seneweb où un nommé Batou Keur Gui – ça ne s’invente pas – délivre une science bancale sur la sexualité. Et ceci dans un pays où on trouve l’une des meilleures facultés de médecine. Partout où l’esprit civique est atrophié, nous observons des prises de position péremptoires, des prescriptions autoritaires, des imprécations auto - légitimantes alors même que l’autorité parentale s’exerce tant que ceux ou celles sur qui elle s’exerce sont mineurs. Si on peut s’en affranchir pour glisser dans un rapport empreint de respect, pour autant que nos parents soient respectables, pourquoi ne peut-on pas s’affranchir des autres formes d’autorité lorsqu’elles ne sont pas légitimes ? Appliquée à nos sociétés, une telle conception semble subversive mais elle relève du bon sens. Il faut qu’on se prépare à la fin des inféodations automatiques femme-mari, enfants-parents, jeune-adulte.
Quant à la légitimité de l’autorité du professeur vis-à-vis de l’élève, elle relève du savoir. S’il n’est pas vigoureux et actualisé, un élève précoce est fondé à la contester. Il en va du salut de la collectivité. Un individu ne peut on ne peut plus pertinemment contribuer à la marche de la collectivité. Si je schématise, cela donne : « Je m’extrais de la collectivité, je la pense ; j’y reviens, on la construit ». Une société est intelligente de la somme d’intelligences émancipées, non du seul agrégat d’intelligences. Ceux des sénégalais qui ont une filiation soufie sont certainement familiers à ces exercices d’introspection tels qu’on peut le retrouver chez le sage Lao-Tseu (Ivème siècle av J.C.) : « Vous vous souciez de voyager à l’extérieur, vous ne savez pas vous occuper de la contemplation intérieure. En voyageant à l’extérieur, nous cherchons dans les choses ce qui nous manque ; par la contemplation intérieure, nous trouvons à nous satisfaire en nous-même (…) le parfait voyageur ne sait pas où il va, le parfait contemplateur ignore ce qu’il a devant les yeux ».
Autant de voix mystiques convoquées pour battre en brèche l’autre débat éculé et binaire : individualisme-communauté. C’est un enjeu d’intelligence et de créativité collectives que les individus se dépouillent de leurs gangues. La famille peut en être ; le quartier peut en être et toutes autres obédiences que je ne souhaite nommer. Dans l’effort de construction nationale et civique, notre collectivité se situe à une étape déterminante où les particularismes exacerbés répondent à des élans citoyens structurés et combatifs dont le plus visible, empreint de la fougue des jeunes acteurs qui l’ont initié, est le Mouvement Y en a marre.
L’un des membres du groupe de rap Kaolackois qui a initié ce mouvement a procédé publiquement à un exercice de désaffiliation vis-à-vis de son marabout, le désavouant publiquement quant aux récriminations qu’il portait à son engagement citoyen de moralisation de la vie publique sénégalaise, à sa confrontation avec les autorités publiques qui trahissent régulièrement leur serment.
Cet acte de défiance à l’égard d’une autorité religieuse puissante a souligné d’un trait indélébile les accointances classiques entre figures religieuses en perte de vitesse, il est dans leur nature de proclamer le contraire pour se rassurer, et les institutions politiques corrompues. Si on y ajoute les élites administratives, nous obtenons l’alliance du complet veston, du chapelet et du bureaucrate, toujours préjudiciable aux masses laborieuses. Cette défiance publique a aussi souligné la fin d’une période marquée par la résignation et la fatalité, amplifiant la quête d’autonomie de ce jeune mouvement dont le slogan, mot d’ordre et manifeste, déroute jusque dans le camp de l’opposition au régime corrompu d’Abdoulaye Wade.
Le contenu culturel et politique de « Y en a marre »
A ce que j’en sais, contrairement à ce qu’avance le dénommé Eli - Charles Moreau, les porte-voix de ce mouvement n’ont pas la prétention d’avoir un contenu spécifiquement culturel. Et pourtant ils en ont. Par culture on n’entend pas leur seule légitimité artistique due à la pratique du rap par ceux qui sont les plus en vue du mouvement.
Dans ce qui mute aujourd’hui au Sénégal, porteur de modernité démocratique, ce mouvement a une part déterminante. Qui ne désespérait plus de l’apathie de jeunes urbains oisifs jetés en dehors du système éducatif sans perspective sociale ? Masse informe dont le courroux a toujours été instrumentalisé par les politiciens en quête de sinécure, les jeunes protagonistes de « Y en a marre » construisent des plateformes d’idées, expérimentent des mobilisations, ébauchent des mots d’ordre, à l’extérieur, pour ce qu’on en sait présentement et loin de moi le soupçon de manipulation, des appareils et des agendas partisans.
Si cet élan citoyen n’est pas nouveau, les adhésions qu’il suscite sont d’une toute autre nature que celles jusque là connues dans l’espace public et politique sénégalais. Ces adhésions sont nouvelles. Et le propre du neuf c’est sa capacité à troubler l’ordre ancien, à défaire les carcans. Mais une société saine peut-elle attendre autre chose de sa jeunesse qu’elle ne la bouscule au risque de rompre des liens qui relèvent plus du psychologique et de l’affectif que d’une rationalité sociale ?
Les mots d’ordre de ce mouvement ne sont pas assimilables au Ndigël parce que les adhésions ne sont pas des allégeances, et leurs délibérations sont collectives. Ce que les dirigeants de ce mouvement appellent dans leur jargon propre « Esprit Y en a marre », qui est à d’autres organisations la section, peut, indépendamment d’un mot d’ordre national, porter une revendication à caractère local. C’est dire l’absence de verticalité que l’on retrouve dans les cadres confrériques.
Les organisations citoyennes n’ont pas de polarité religieuse. Elles travaillent essentiellement des idées politiques alors que les confréries ont pour matériau principal le sentiment religieux qui a la caractéristique historique d’inciter au prosélytisme, à l’exacerbation des particularismes et des passions définitives, gage d’un espace public crispé et anxiogène. Tout le contraire d’un environnement propice à des dynamiques inventives favorables au progrès social.
Cet environnement dont nous sommes tous en quête doit s’appuyer, à mon avis, sur un legs universel. Et la laïcité en est. Peu importe les lieux d’actualisation de ce concept. L’essentiel est dans ce qu’il permet en terme de pacification de l’espace public. Dans un climat de compétition entre confréries, génératrice de frustrations et de conflits, on ne peut plus se fier au seul bon sens de minorités réfléchies qu’on y retrouve. Il faut des règles communes. Si elles existent, renforçons les. Il en va de l’intérêt de tous.
Quel horizon commun ?
Sommes-nous en train, lentement mais sûrement, de nous vautrer dans des replis identitaires devant l’immense gâchis que nous avons fait du credo des anciens ? Quelques illustrations de ce gâchis : les huit cent mille morts du Rwanda, les trois mille morts, évaluation basse, de la Côte d’Ivoire, les quatre millions de morts du Congo, la Somalie éventrée, le Sud Soudan qui se libère à peine du joug raciste de Khartoum, des milliers de jeunes dont beaucoup de Sénégalais (sic) morts dans le désert ou dans les eaux de l’océan atlantique en tentant d’aller gonfler la masse des travailleurs précaires d’Europe, variable d’ajustement financier, ou des geôles surpeuplées. Je vous passe le pillage continu de nos ressources par des élites politiques épigones d’une œuvre néo coloniale, qui s’achètent la complicité ou le silence d’élites religieuses alors qu’il me semble que nous gagnerions à traduire les antagonismes passés de certaines figures religieuses avec l’ordre colonial en fait politique présent. Il ne s’agira pas d’une défiance systématique ou épidermique vis-à-vis de ce que l’on appelle communément l’occident, mais d’un rappel vigoureux de notre indépendance. Celle-ci n’est pas velléitaire. Elle s’inscrit en droite ligne des appels au sursaut national et à la perspective panafricaine consolidés par un goût partagé pour l’étude et pour la science. Par science je n’entends pas un rapport techniciste au réel, mais une perspective critique et analytique qu’elle seule permet comme nous l’enseigne Saltykov-Chtchedrine : « Il est des époques où la société, prise de panique, se détourne de la science et recherche son salut dans l’ignorance ».
Les égarements empêchent chez nous durablement toutes capacités à savoir « lier le bois au bois ». Leçon essentielle de L’Aventure ambiguë dont tout jeune Africain devrait faire un viatique. Car il n y a point d’avenir sans perspective africaine.
Des usages du Ndigël
Le poids de ce concept au cœur de la vie publique et politique sénégalaise fonde la légitimité d’un débat à la hauteur de la contribution intitulée dans sa première partie Le Sénégal, au carrefour du Ndigël et de « Y en a marre », signée par Abdou A. Mbacké Majalis, parue dans dakaractu.com et majalis.org le . Cette contribution ainsi que la déclaration subséquente aux manifestations de nervis contre l’animateur - prédicateur médiatique Taïb Socé est à saluer en ce sens qu’elles sont les marqueurs du parti pris nouveau par certains membres de la collectivité mouride de l’examen scientifique des faits sociaux. Même au seul crible de l’œuvre perçue comme définitive et incontestable de leur guide, le remarquable Cheikh Ahmadou Bamba, cette démarche qui, sauf méprise de ma part et au regard du caractère massif d’autres formes de réponse, me semble nouvelle, témoigne de la maturité scientifique de certains segments de la dite communauté, de leur familiarisation avec les sciences sociales.
En cette matière, faut-il le rappeler, il n’y a que des hypothèses, qui valent par les exercices de réfutation dont elles sont l’objet de la part d’acteurs (hommes de science) mus par le seul éclat de la vérité scientifique. Par réfutation, certains esprits pressés entendront invective. C’est là qu’on mesure l’impréparation de foules entières à cet exercice, pourtant salutaire aux sauts qualitatifs nécessaires à l’érection d’une société créative. Je veux citer ici un auteur britannique en priant le ciel (sic) qu’on ne me fasse le procès d’occidentalisme. Telle est l’habitude sous nos latitudes pour délégitimer toute réflexion qui sort de la convention. Aldous Huxley dit dans Le Meilleur des mondes : « Toute découverte de la science pure est subversive en puissance». C’est au coin de toutes ces préventions que la notion de Ndigël, après la contribution sus mentionnée, m’impose une précision, une interrogation et une hypothèse.
Le Ndigël, pratique injonctive verticale du marabout au talibé (adepte), est trans - confrérique. Toutes les confréries religieuses du Sénégal, à ce que j’en sais, le pratiquent. Il confère à celui qui le détient, en fonction aussi de caractéristiques qui lui sont propres : charisme, abnégation, sagesse, érudition etc, un instrument plus ou moins ferme de contrôle et de raffermissement des allégeances. Est-il besoin de rappeler qu’aux différentes échéances électorales nationales vécues par le Sénégal ces deux dernières décennies, le Ndigël ou des Ndigël ont été émis par tous les cadres confrériques ? Ont-il été observés ? Seuls des chercheurs, avec la célérité de leur discipline : sociologie politique, statistique, démographes, sont à même de nous éclairer. Il est cependant permis aux autres acteurs d’observer que l’échéance électorale de 2000 a vu le régime socialiste corrompu défait malgré des Ndigël qui n’émanaient pas forcément des chefs de confrérie. Certains étaient déclinés sous un mode prédictif, renvoyant aux injonctions antérieures à cette échéance d’un vote massif et magique en faveur du candidat à sa propre succession par une opération de transformation des feuilles d’arbres en bulletins de vote favorables contre la souveraineté populaire. Une telle sortie ferait rire dans toute autre contrée mature. Du talibé qui consent à faire allégeance à une figure dépositaire d’une légitimité spirituelle d’héritage, on nous fait croire ici à la possibilité, par une opération du saint esprit, de la contrainte pour l’observance du Ndigël. Appliqué au champ politique et citoyen, je raisonne par l’absurde, il déborde le cadre du rapport du marabout à son adepte pour impliquer ceux des Sénégalais qui n’ont aucune appartenance confrérique voire religieuse.
Le Ndigël m’a toujours inspiré deux questions : réfère-t-on à une autorité morale ou spirituelle ou obéit-on à la même autorité morale ou spirituelle ? La discipline aveugle permet-elle la prise de distance nécessaire ponctuellement pour se rendre compte d’une autorité qui déraisonne ? Rappellons Kierkegaard : « On a honte d’obéir au roi parce qu’il est le roi – alors on lui obéit parce qu’il est intelligent ». Tout l’esprit de tempérance et de sagesse, l’habileté à consulter ne peuvent justifier la validité permanente du Ndigël. Sauf à supposer que les dépositaires sont dotés de capacités de surhommes. Ce que nous ne sommes tous pas tenus d’agréer. Il en va de ma liberté citoyenne individuelle dont la plénitude est profitable à la collectivité nationale. C’est cet horizon qui est porteur de progrès social et d’émancipation pour le Sénégal. Envisagé comme un agrégat de communautés religieuses ou ethniques, nous l’émiettons et le soumettons à des dynamiques contradictoires au péril du contrat social.
De quoi la fébrilité de certains hiérarques des confréries religieuses est-elle symptomatique ? En témoignent les faciles appels à des représailles devant ce qu’ils considèrent comme des écarts. Il me vient à l’esprit les foules exaltées qui ont pris d’assaut le Bel Arte où était projeté Karmen Geï de Joe Gaï Ramaka. Quelques nervis porteurs de gourdins et autres armes blanches ont jugé outrecuidant l’usage de sublimes versets de Cheikh Ahmadou Bamba, interprétés par le talentueux parolier de Thiaroye, Elhadj Ndiaye, pour accompagner l’enterrement d’un personnage dont le repos venait clore une vie de turbulences et de libertés. Ce qui relevait d’un écho poétique à l’œuvre d’un grand homme, appelant au minimum un examen de type sémiotique et quelque intertextualité, a fait l’objet d’une réponse milicienne. Il faut s’en émouvoir d’autant mieux qu’il ne doit manquer au sein des institutions religieuses des esthètes, si je m’en fie à l’effort de texte qui a inspiré la présente contribution. La paix civile à laquelle appellent certaines autorités religieuses doit être entendue comme un rapport de passivité, de silence face aux textes produits par leurs guides. Il faudrait alors qu’il mesure le risque d’appauvrissement qu’ils font courir à des textes dont ils estiment être les gardiens. Les œuvres intellectuelles inspirées ne se vivifient à travers les âges qu’interrogées, passées au crible des outils scientifiques dont on dispose présentement. Rappelons l’universalité de la science, héritage d’un itinéraire long et diffus. S’en empare qui veut. Avance qui en est le mieux doté, dans un rapport d’explication à son environnement sans que jamais ne s’estompe ce qui est consubstantiel à notre humanité : le doute. S’abandonne à l’ébahissement, que confère la non initiation, celui qui s’en défie. Avec le risque d’un monde où les verticalités se perpétuent. Le maître est définitivement maître. Maître par le sang ou continuellement maître même avec des matériaux éculés ou inadaptés. Et un élève est condamné à le rester par son incapacité définitive à s’élever au-delà des certitudes du maître. Dans un tel modèle, l’horizon est mortifère, au minimum bouché.
Verticalités, autorité et valeurs
Le marronnier de l’école sénégalaise, des fameux sujets d’instruction civique, du temps de mon collège, fut la fameuse interrogation binaire, sèchement antinomique : tradition et modernité. Une telle conception sert quelques volontés de conservatisme ou, au mieux, de statu quo, brandissant la bannière des valeurs en déperdition. Si nous sommes des êtres en devenir, c’est que nous sommes en chemin, profondément ancrés dans des voies d’apprentissage, y compris contre nos filiations de toutes sortes, contre notre affect parfois, contre nos térroirs, contre le poids de nos héritages. Cet exercice de type intellectuel et émotionnel n’est pas sans peine mais c’est de son aguerrissement que naissent les idées nouvelles qui, je le rappelle, peuvent être le réapprentissage des idées anciennes. Point de Renaissance européenne sans la découverte auprès des penseurs arabes à Cordoue d’Aristote et du patrimoine grec par les philosophes occidentaux. Les idées nouvelles, qui sont donc parfois anciennes, sont aussi nécessaires à une société soucieuse de son dynamisme que le sang à un corps vivant.
Elles n’habitent ni les scrupules idéologiques ou familiaux ni les habitacles institutionnels, surtout pas les dogmes. Les idées nouvelles et fortes font fi des pesanteurs qui sont des moyens de défense contre l’éblouissement de la nouveauté. Dans des sociétés brouillonnes comme la nôtre, où les politiques éducatives sont fragilisées par les diktats financiers et comptables, produisant un faible esprit civique, confort intellectuel rime avec refus de toute forme d’exploration. Ce type de terrain est propice aux légitimités faciles. Les médias de masse développés essentiellement par des hommes d’affaires dont le souci premier n’est pas l’éveil, offrent quotidiennement leurs tribunes à des expressions folkloriques et bavardes. J’en veux pour preuve cette vidéo vue sur le site seneweb où un nommé Batou Keur Gui – ça ne s’invente pas – délivre une science bancale sur la sexualité. Et ceci dans un pays où on trouve l’une des meilleures facultés de médecine. Partout où l’esprit civique est atrophié, nous observons des prises de position péremptoires, des prescriptions autoritaires, des imprécations auto - légitimantes alors même que l’autorité parentale s’exerce tant que ceux ou celles sur qui elle s’exerce sont mineurs. Si on peut s’en affranchir pour glisser dans un rapport empreint de respect, pour autant que nos parents soient respectables, pourquoi ne peut-on pas s’affranchir des autres formes d’autorité lorsqu’elles ne sont pas légitimes ? Appliquée à nos sociétés, une telle conception semble subversive mais elle relève du bon sens. Il faut qu’on se prépare à la fin des inféodations automatiques femme-mari, enfants-parents, jeune-adulte.
Quant à la légitimité de l’autorité du professeur vis-à-vis de l’élève, elle relève du savoir. S’il n’est pas vigoureux et actualisé, un élève précoce est fondé à la contester. Il en va du salut de la collectivité. Un individu ne peut on ne peut plus pertinemment contribuer à la marche de la collectivité. Si je schématise, cela donne : « Je m’extrais de la collectivité, je la pense ; j’y reviens, on la construit ». Une société est intelligente de la somme d’intelligences émancipées, non du seul agrégat d’intelligences. Ceux des sénégalais qui ont une filiation soufie sont certainement familiers à ces exercices d’introspection tels qu’on peut le retrouver chez le sage Lao-Tseu (Ivème siècle av J.C.) : « Vous vous souciez de voyager à l’extérieur, vous ne savez pas vous occuper de la contemplation intérieure. En voyageant à l’extérieur, nous cherchons dans les choses ce qui nous manque ; par la contemplation intérieure, nous trouvons à nous satisfaire en nous-même (…) le parfait voyageur ne sait pas où il va, le parfait contemplateur ignore ce qu’il a devant les yeux ».
Autant de voix mystiques convoquées pour battre en brèche l’autre débat éculé et binaire : individualisme-communauté. C’est un enjeu d’intelligence et de créativité collectives que les individus se dépouillent de leurs gangues. La famille peut en être ; le quartier peut en être et toutes autres obédiences que je ne souhaite nommer. Dans l’effort de construction nationale et civique, notre collectivité se situe à une étape déterminante où les particularismes exacerbés répondent à des élans citoyens structurés et combatifs dont le plus visible, empreint de la fougue des jeunes acteurs qui l’ont initié, est le Mouvement Y en a marre.
L’un des membres du groupe de rap Kaolackois qui a initié ce mouvement a procédé publiquement à un exercice de désaffiliation vis-à-vis de son marabout, le désavouant publiquement quant aux récriminations qu’il portait à son engagement citoyen de moralisation de la vie publique sénégalaise, à sa confrontation avec les autorités publiques qui trahissent régulièrement leur serment.
Cet acte de défiance à l’égard d’une autorité religieuse puissante a souligné d’un trait indélébile les accointances classiques entre figures religieuses en perte de vitesse, il est dans leur nature de proclamer le contraire pour se rassurer, et les institutions politiques corrompues. Si on y ajoute les élites administratives, nous obtenons l’alliance du complet veston, du chapelet et du bureaucrate, toujours préjudiciable aux masses laborieuses. Cette défiance publique a aussi souligné la fin d’une période marquée par la résignation et la fatalité, amplifiant la quête d’autonomie de ce jeune mouvement dont le slogan, mot d’ordre et manifeste, déroute jusque dans le camp de l’opposition au régime corrompu d’Abdoulaye Wade.
Le contenu culturel et politique de « Y en a marre »
A ce que j’en sais, contrairement à ce qu’avance le dénommé Eli - Charles Moreau, les porte-voix de ce mouvement n’ont pas la prétention d’avoir un contenu spécifiquement culturel. Et pourtant ils en ont. Par culture on n’entend pas leur seule légitimité artistique due à la pratique du rap par ceux qui sont les plus en vue du mouvement.
Dans ce qui mute aujourd’hui au Sénégal, porteur de modernité démocratique, ce mouvement a une part déterminante. Qui ne désespérait plus de l’apathie de jeunes urbains oisifs jetés en dehors du système éducatif sans perspective sociale ? Masse informe dont le courroux a toujours été instrumentalisé par les politiciens en quête de sinécure, les jeunes protagonistes de « Y en a marre » construisent des plateformes d’idées, expérimentent des mobilisations, ébauchent des mots d’ordre, à l’extérieur, pour ce qu’on en sait présentement et loin de moi le soupçon de manipulation, des appareils et des agendas partisans.
Si cet élan citoyen n’est pas nouveau, les adhésions qu’il suscite sont d’une toute autre nature que celles jusque là connues dans l’espace public et politique sénégalais. Ces adhésions sont nouvelles. Et le propre du neuf c’est sa capacité à troubler l’ordre ancien, à défaire les carcans. Mais une société saine peut-elle attendre autre chose de sa jeunesse qu’elle ne la bouscule au risque de rompre des liens qui relèvent plus du psychologique et de l’affectif que d’une rationalité sociale ?
Les mots d’ordre de ce mouvement ne sont pas assimilables au Ndigël parce que les adhésions ne sont pas des allégeances, et leurs délibérations sont collectives. Ce que les dirigeants de ce mouvement appellent dans leur jargon propre « Esprit Y en a marre », qui est à d’autres organisations la section, peut, indépendamment d’un mot d’ordre national, porter une revendication à caractère local. C’est dire l’absence de verticalité que l’on retrouve dans les cadres confrériques.
Les organisations citoyennes n’ont pas de polarité religieuse. Elles travaillent essentiellement des idées politiques alors que les confréries ont pour matériau principal le sentiment religieux qui a la caractéristique historique d’inciter au prosélytisme, à l’exacerbation des particularismes et des passions définitives, gage d’un espace public crispé et anxiogène. Tout le contraire d’un environnement propice à des dynamiques inventives favorables au progrès social.
Cet environnement dont nous sommes tous en quête doit s’appuyer, à mon avis, sur un legs universel. Et la laïcité en est. Peu importe les lieux d’actualisation de ce concept. L’essentiel est dans ce qu’il permet en terme de pacification de l’espace public. Dans un climat de compétition entre confréries, génératrice de frustrations et de conflits, on ne peut plus se fier au seul bon sens de minorités réfléchies qu’on y retrouve. Il faut des règles communes. Si elles existent, renforçons les. Il en va de l’intérêt de tous.
Quel horizon commun ?
Sommes-nous en train, lentement mais sûrement, de nous vautrer dans des replis identitaires devant l’immense gâchis que nous avons fait du credo des anciens ? Quelques illustrations de ce gâchis : les huit cent mille morts du Rwanda, les trois mille morts, évaluation basse, de la Côte d’Ivoire, les quatre millions de morts du Congo, la Somalie éventrée, le Sud Soudan qui se libère à peine du joug raciste de Khartoum, des milliers de jeunes dont beaucoup de Sénégalais (sic) morts dans le désert ou dans les eaux de l’océan atlantique en tentant d’aller gonfler la masse des travailleurs précaires d’Europe, variable d’ajustement financier, ou des geôles surpeuplées. Je vous passe le pillage continu de nos ressources par des élites politiques épigones d’une œuvre néo coloniale, qui s’achètent la complicité ou le silence d’élites religieuses alors qu’il me semble que nous gagnerions à traduire les antagonismes passés de certaines figures religieuses avec l’ordre colonial en fait politique présent. Il ne s’agira pas d’une défiance systématique ou épidermique vis-à-vis de ce que l’on appelle communément l’occident, mais d’un rappel vigoureux de notre indépendance. Celle-ci n’est pas velléitaire. Elle s’inscrit en droite ligne des appels au sursaut national et à la perspective panafricaine consolidés par un goût partagé pour l’étude et pour la science. Par science je n’entends pas un rapport techniciste au réel, mais une perspective critique et analytique qu’elle seule permet comme nous l’enseigne Saltykov-Chtchedrine : « Il est des époques où la société, prise de panique, se détourne de la science et recherche son salut dans l’ignorance ».
Les égarements empêchent chez nous durablement toutes capacités à savoir « lier le bois au bois ». Leçon essentielle de L’Aventure ambiguë dont tout jeune Africain devrait faire un viatique. Car il n y a point d’avenir sans perspective africaine.
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