REPORTAGE / Rareté du gaz : Caprice commercial et concurrence déloyale, la cause de la pénurie.

Astou est une femme de ménage. La quarantaine croquée à pleines dents. Foulard rose mal fait, peine à accomplir sa mission de couvrir l’entièreté de la tête.


REPORTAGE / Rareté du gaz : Caprice commercial et concurrence déloyale, la cause de la pénurie.
Un greffage farfelu qui se différencie d’avec celui de la femme chic dakaroise, notre ménagère est loin de s’attarder dans les affaires de pédicure et manucure. Son seul souci malgré un pagne mal noué qui se détache de temps à autre, c’est de trouver une bonbonne de gaz à emmener chez elle afin de préparer un succulent ndogou à son époux.  

Nous sommes à l’unité 6 des Parcelles Assainies de Dakar. Il est 17 heures. Elle s’impatiente, car il est bientôt l’heure de la rupture du jeûne alors qu’elle n’a rien préparé. Elle dit avoir fait le tour de plusieurs boutiques à la recherche d’une bouteille de gaz de 6kg. « J’ai fait le tour des boutiques de l’unité 5. Ce qui m'écœure, c'est que je vois des bonbonnes. Mais la couleur de celle que j’ai ne ressemble pas à celles qu’ils ont. Les boutiquiers ne prennent que les bonbonnes de leurs fournisseurs. Ce qui nous oblige à déambuler pendant des heures sous ce chaud soleil. C’est injuste », dixit cette dame.


Une assertion confirmée par Pathé. Un conducteur de calèche traditionnelle. « Nos fournisseurs nous ont obligés à prendre uniquement les bonbonnes de leurs sociétés. C’est pourquoi pour nous faciliter la tâche, nous exigeons aux boutiquiers cette mesure et ce sont les populations qui paient les pots cassés. C’est dommage qu’on en arrive à ce stade de non-retour », renchérit le jeune qui a accepté de nous parler avant de continuer son bonhomme de chemin pour ravitailler ses clients sevrés de gaz.

Nous avons trouvé Astou dans l’entrepôt de l’unité 6 des Parcelles Assainies de Dakar. Ici, les bouteilles de gaz sont en abondance. C’est un camion rempli de bouteilles de 6 kg qui se décharge. Le gérant de l’entrepôt nous dit que « c’est 1000 bouteilles qui sont en train d’être déchargées. Mais d’ici 1h, il n’y aura plus de gaz. » Comme un conte de fée réel, le camion s’est vidé de ses bonbonnes chargées et les employés font monter celles qui sont vides. Malgré cet arrivage important, les clients arrivent en abondance. Ousmane Diop, vient de descendre de son véhicule. Il a fait sortir trois bouteilles : 3kg, 6kg et 9kg. Nous l’avons approché. « C’est un ami qui m’a appelé pour m’informer de la présence du camion. Je viens de la Cité Fadia. » Il est arrivé en retard. Le camion s’apprêtait à vider les lieux pour retourner à l’usine. Heureusement pour lui, il a des affinités avec le gérant qui a gardé des bonbonnes pour ses fidèles clients. « J’ai pu convaincre le gérant par le biais d’un ami en commun ». Sauf que pour lui, il n’a pu recharger que les deux grandes. « Malheureusement pour moi, celle de 3 kg est en rupture. Je l’utilisais exclusivement pour préparer le thé. Maintenant je vais devoir utiliser le fourneau car madame n’a jamais accepté qu’on prépare le thé avec les autres bonbonnes, sinon c’est la guerre », souligne-t-il avec un brin de sourire.

C’est l’entrepôt de Puma. Ici, à l'unité 6 des Parcelles Assainies, on voit celles des autres concurrents. Notre interlocutrice a finalement trouvé une bonbonne. « Regardez-moi, je ne sais à quoi je ressemble. Ici à Dakar, pratiquement toutes les femmes préparent les repas avec la bonbonne de gaz. Donc avec cette pénurie injustifiée, ce sont les populations qui subissent les coups des usines », dénonce notre interlocutrice le sourire aux lèvres et transportant son gaz sur la tête.

Cependant d’après des triangulations faites dans les dépôts de gaz, ce sont les usines qui sont dans une guerre totale. Une guerre où tous les coups sont permis. Nos différents interlocuteurs sous le couvert de l’anonymat nous soufflent que les usines ont adopté une concurrence très sale. « C’est après avoir récupéré les bonbonnes de la concurrence au lieu de les restituer, ils les amènent dans la sous-région qu’ils revendent à des prix vils. Une situation à dénoncer. Tout ce cirque pour tout simplement causer un vide à son concurrent. »

Le gérant nous a permis d’entrer dans l’entrepôt. Plusieurs centaines de bonbonnes de toutes marques sont bien rangées. Il y a même certains qui ne sont plus utilisables et surtout celles de 3kg.

Ibrahima Diouf, est le gérant du magasin Total de la poste de Médine : « le problème dure depuis plus d'un mois déjà. Les dépôts ont un problème de bouteilles. Et pire, seulement dans les entrepôts de Total que vous ne verrez pas un stock important de bouteilles de la concurrence alors que nos bouteilles sont stockées en quantité dans leurs entrepôts », déplore ce jeune trouvé assis en train de contrôler la camionnette venue décharger les 450 bouteilles vides de Total. Son homologue Moussa Tine, gérant du dépôt gaz de Fass qui fait face au Canal 4 de Touba Gaz, décharge. Son rayon d’approvisionnement polarise les communes de Plateau, de La Médina et de Gueule-Tapée, Fass Colobane constate que « les concurrents ne restituent presque pas les bonbonnes de la concurrence. Ils préfèrent les laisser dans l’entrepôt. C’est un manque de disponibilité de bouteille qui est constant », regrette-il. Un constat fait aussi à l’entrepôt de l’unité 6 des Parcelles Assainies de Dakar. Ce grand entrepôt où notre ménagère a pu recharger sa bouteille de gaz constitue un point d’achoppement. Moussa Ndour est un des responsables de cet entrepôt qui appartient à la société Puma.

Pour sa part, il estime que la faute doit incomber à Total. Il se défend : « Nous avons beaucoup de bouteilles de Total ici. Ce que disent les gérants des dépôts Total n’est que pure fiction. Ils ne restituent presque pas les bouteilles. De ce fait, la concurrence doit être loyale. Les échanges de bonbonnes ne doivent pas causer de problèmes. Je suis prêt à leur emmener leurs bouteilles s’ils manifestent l’existence de Touba Gaz chez eux. Nous, ici, on ne leur vend pas leurs bonbonnes. Tant que l’échange de gaz peut avoir, nous sommes partants mais on ne vend jamais de bonbonnes », renchérit le jeune Moussa trouvé dans son bureau en train de lire le Saint Coran en cette période de Ramadan. Et selon Ibrahima Diouf, « nous avons trouvé un consensus pour les échanges. Mais ils veulent dans les échanges nous imposer à prendre les bouteilles vieillissantes inutilisables, ce qui ne nous arrange pas. On préfère prendre les plus récentes jusqu’à atteindre le nombre requis pour la transaction et ou pour acheter ». Il poursuit avec un brin de regret. «Total achète ses bouteilles auprès de la concurrence qui renouvelle ses bonbonnes avec cet argent. Finalement Total a cessé d’acheter ses bouteilles pour renouveler son stock vieillissant. Du coup, le problème a commencé à surgir. Nous leur avons demandé désormais de faire des échanges au lieu d’acheter. Touba Gaz détient beaucoup de nos bonbonnes dans son usine. Ils ne veulent pas rendre gratuitement et veulent vendre les anciennes bouteilles », fait-il savoir.

Aux Parcelles Assainies, Moussa Ndour explique un autre fait. Ce qu’ils appellent la consigne. « Il y a ce qu’on appelle la consigne. Si Total a 1000 bonbonnes et que Puma n’en a pas, il sera obligé d’acheter ses bonbonnes au risque de les voir se détériorer dans l’entrepôt. Car aucune firme n’a le droit de recharger les bouteilles d’autrui. Un autre fait, la concurrence au lieu de te rendre les bouteilles en bon état, elle préfère les autres d’abord qui sont quasi-utilisables d’abord et cela pose problème. L’utilisation de ces bouteilles est risquée parce que tout ce qui arrivera sera une conséquence sans fin pour la firme. En somme, la concurrence c’est au niveau des usines. Nous avons échangé des bouteilles tant que c’est possible. Chaque usine veut devenir leader dans ce domaine », fait-il savoir.

Ce, à quoi notre Astou a fait le tour de plusieurs boutiques est confirmé par nos interlocuteurs. Autant qu’ils sont, regrettent qu’il y a de ces firmes qui imposent à leurs fournisseurs de ne pas prendre les bouteilles de la concurrence. Mais personne ne veut endosser la responsabilité de cette mesure. À Touba gaz, on rejette la responsabilité des autres. Moussa Tine assume : « il y a des gens qui le font. Mais nous ici, nous privilégions la clientèle. On prend toutes les bonbonnes sans distinction. » La rumeur qui enfle dans les entrepôts est confirmée par Moussa Ndour. « Je dis qu’il y a des firmes qui louent des magasins exclusivement pour y mettre des bouteilles de la concurrence jusqu’à avoir un certain nombre puis les emmener hors de nos frontières. Je dis que le gouvernement a ses responsabilités car la douane ne peut pas dire qu’elle n’est pas au courant de ce deal transfrontalier », conclut-il.

En tout état de cause, les populations souffrent le martyr en cette période de Carême et de Ramadan. Le gaz est devenu depuis quelques décennies l’outil incontournable pour les femmes de ménage. L’État est interpellé pour trouver une solution définitive à ce différend qui oppose les firmes qui sont en pleine compétition de maillage du marché que chaque usine veut contrôler...
Lundi 11 Avril 2022




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