Du lycée au palais : Abdou Diouf ouvre son album-souvenirs


Du lycée au palais : Abdou Diouf ouvre son album-souvenirs
Rarement le président Abdou Diouf s'est exprimé avec cette liberté. Lui qui a toujours été pondéré s'est lâché, hier, lors du colloque ‘Léopold Sédar Senghor, Orphée noire, avocat de la langue française et père de la francophonie’, en présence de l'ambassadeur du Sénégal à Paris, Maïmouna Sourang Ndir.De sa première rencontre avec Senghor à son arrivée au pouvoir en passant par les peaux de bananes rencontrées, Abdou Diouf a raconté de petites anecdotes croustillantes.Il s'est même laissé aller, chose rare chez lui, à comparer les charges que le président Senghor lui avait confiées à celles que détient, aujourd'hui, Karim Wade. Extraits.

Toutane Basse, premier lien avec Senghor
‘Cette question me ramène loin en arrière dans mes années d'enfance et de jeunesse à Saint-Louis du Sénégal. Senghor a considéré que Saint-Louis est la ville de l'élégance et du bon goût. Mme l'ambassadeur (Maïmouna Sourang Ndir présente au colloque, Ndlr) peut le confirmer. J'espère que Ousmane Paye (son conseiller et ancien ministre des Sports) ne sera pas jaloux, lui qui est Dakarois et nous (lui et l'ambassadeur, Ndlr) Saint-Louisiens. Mais nous considérons que Saint-Louis est le seuil de la terre et la lumière du monde. Tout cela dit sans chauvinisme aucun. C'est l'histoire ! (rires dans la salle).

Saint-Louis a été la capitale de l'Aof, la capitale du Sénégal et de la Mauritanie avant de perdre son rang, mais pour de bonnes raisons politiques impérieuses au profit de Dakar. (…). Qui connaît bien Saint-Louis sait qu'il y a trois plans d'eau. Il y a le fleuve qui vient à son embouchure avec son petit et son grand bras et la mer. Donc on a un panorama exceptionnel.

Toutane Basse était la cousine germaine de mon père. Je porte le nom du père de Toutane Basse qui était l'oncle maternel de mon père et qui s'appelait Abdou Samba Toro Basse. Ceux qui me connaissent, quand ils me voient, surtout mes parents toucouleurs, ils m'appellent toujours Abdou Samba Toro du nom de l'oncle maternel de mon père dont je suis le filleul. Toutane Basse était la présidente du comité des femmes senghoristes de Saint-Louis. Avant, c'était senghoriste et non le Bds parce qu'il n'existait pas encore. C'était un militantisme extraordinaire. Ces femmes avaient une admiration, une affection pour Senghor que je ne peux même pas définir. Moi, j'étais considéré comme le secrétaire de leur comité. C'est comme cela qu'elle m'appelait. J'étais chargé de rédiger les lettres adressées au député Senghor ; j'étais chargé de lire et de traduire - parce qu'elles étaient analphabètes - les réponses de Senghor. J'étais chargé de faire la revue de presse de ‘Condition humaine’. Je leur lisais tous les articles. Je leur lisais ‘L'Aof’ qui était aussi le journal de Lamine Guèye parce qu'elles voulaient savoir ce que disait l'opposition. Bien sûr, c'était un coup à dormir à minuit, minuit passé. Elles étaient toujours en discussion politique après le repas du soir. De 21 h jusqu'à minuit passé, elles étaient en réunion. Je ne pouvais pas dormir parce que la chambre était prise. J'étais obligé d'attendre leur départ. La chambre était en plus enfumée parce que toutes ces femmes - je ne sais pas si on se souvient de cette tradition - fumaient la pipe, une pipe en terre. Ça, c'est l'aspect anecdotique.

Rencontre avec Senghor

Mon vœu le plus important, c'était de rencontrer Senghor. Cela n'a pas pu se faire tout de suite. Mais déjà je connaissais Senghor. Je l'applaudissais dans les rues de Saint-Louis. Quand son cortège passait, je courais derrière. Quand il faisait des meetings, j'étais là à écouter son français extraordinaire qu'il prononçait. C'était ça que nous aimions. Et nous disions des choses, mais c'était des paroles d'enfants : premier agrégé noir, professeur à l'Ecole nationale de la France d'outre-mer d'où sortaient les administrateurs, les gouverneurs, les gouverneurs généraux. Donc c'était lui qui formait ceux qui venaient gouverner nos territoires. Nous disions que cet homme était extraordinaire. Quand on demandait : ‘Cela veut dire quoi agrégé, surtout de grammaire ?’, nos aînés nous disaient : ‘Le dictionnaire que vous voyez, vous le déchirez entièrement et Senghor peut le réécrire entièrement’ (rires du public).

On disait que c'était un démiurge, c'est quelqu'un de fantastique. Il habitait chez Médor sur la rue de France. On allait lui rendre visite. Mais je ne l'ai réellement salué qu'à l'âge de 22 ans, je crois. C'était en 1957. C'était déjà la loi-cadre. André Peytavin était ministre des Finances. Quand Senghor est allé déjeuner chez André Peytavin à la Pointe Nord, Toutane Basse lui a dit : ‘Il faut que tu reçoives mon neveu’. Il a dit : ‘Qu'il vienne chez Peytavin.’ Après le déjeuner, je vais le voir. Il a fait mieux. Après le déjeuner, il me dit : ‘Jeune homme, vous entrez avec moi dans la voiture.’ Vous vous rendez compte ! A l'âge de 22 ans, être avec le grand Senghor dans sa voiture. De la Pointe de Nord, il m'a amené jusque chez moi au 43, angle Lebon où était ma tante et où j'habitais évidemment. Et dans la voiture, il m'a dit : ‘Qu'est-ce que vous voulez faire ?’. Je lui ai dit que je voudrai entrer à l'Ecole nationale de la France d'outre-mer. Il m'a dit : ‘C'est très bien, c'est très, très bien.’ Je ne l'ai plus revu à cette période. Et quand je suis rentré au Sénégal après mes études à l'Ecole de la France d'outre-mer, beaucoup de choses se sont passées sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir.

Mais je reviens sur Toutane Basse qui est une vraie passionaria. Il y en avait deux : Vous aviez à Saint-Louis Toutane Basse et à Dakar Ndoumbé Ndiaye. Et d'ailleurs elles s'entendaient tellement bien que la fille de Ndoumbé Ndiaye s'est mariée avec le cousin de Toutane Basse, le grand-frère de mon père. Elles se faisaient des visites. Quand Ndoumbé venait nous rendre visite à Saint-Louis, c'était la fête, ripaille et bombance comme on dit. Voilà ce que je puis dire. Je pourrais parler de Toutane Basse pendant des jours et des jours. Mon grand malheur, c'est quand j'étais à l'Ecole de la France d'outre-mer, ma tante Toutane Basse a quitté ce monde. Et personne n'a osé de me le dire. Un jour, un de mes amis, Mansour Dia, qui venait de Dakar, m'a dit : ‘Mes condoléances !’. Je lui ai dit : ‘Mes condoléances, pour quoi ?’. Il m'a dit : ‘Ta tante Toutane Basse est morte’. J'ai dit : ‘Comment on a pu me faire ça ?’ Plus tard, on m'explique que c'était pour ne pas me faire de la peine quand j'étais à l'Ecole de la France d'Outre-mer. La photo dont vous parlez (il s'adresse à Hamidou Sall, Ndlr), quand j'ai fini de prêter serment, Senghor et son épouse m'attendaient et je suis entré avec mon épouse Elisabeth, mon père et ma mère. Ils ont salué Senghor qui a dit : ‘Mon grand regret, c'est que Toutane Basse n'assiste pas à cette cérémonie.’ (…).

On demandait : ‘Cela veut dire quoi agrégé, surtout de grammaire ?’, nos aînés nous disaient : ‘Le dictionnaire que vous voyez, vous le déchirez entièrement et Senghor peut le réécrire entièrement’

Premiers pas dans l'administration sénégalaise

Evidemment, j'ai raté un grand événement. C'est la fédération du Mali et son éclatement. Je n'étais pas là. Je dois dire qu'à l'Ecole nationale d'Outre-mer, j'ai trouvé mes aînés : Henri Senghor, Christian Valentin, Cheikh Hamidou Kane, Babacar Bâ, etc. Daniel Kabou était déjà sorti quelques années avant. Kéba Mbaye, Ousmane Ngoundiane et les autres aussi. Quand je suis arrivé (au Sénégal), on m'a dit : ‘Ta place est au ministère du Plan parce que c'est le ministère qui doit assurer le développement du pays.’ J'avais comme directeur de cabinet Christian Valentin et comme ministre Karim Gaye. J'ai commencé par être directeur de la coopération économique et technique internationale. Malheureusement, ce passage a été très rapide. Je me suis retrouvé comme secrétaire adjoint du gouvernement avec un aîné que je respectais beaucoup, qui m'a beaucoup aidé dans ma formation, c'est Jean Collin.’

Refus d'allégeance à Senghor

‘Je suis resté quelques moments avec lui. Ensuite le président Mamadou Dia a fait un remaniement ministériel en 1961 et s'est nommé ministre de la Défense. Donc je suis passé en quelques mois du Plan à secrétaire général adjoint du gouvernement puis à la Défense comme secrétaire général. Quelques années après, j'ai été nommé gouverneur de la grande région du Sine-Saloum. Je ne vais pas entrer dans les détails. Mais, compte tenu des rapports difficiles entre Senghor et Mamadou Dia et le fait que nous soyons dans un régime bicéphale avec un président de la République et un chef de gouvernement qui est président de Conseil, nous n'avions pas de rapports directs avec le président de la République. Cela expliquera la suite. Etant gouverneur de la région du Sine-Saloum, j'avais des rapports fréquents avec le président du Conseil, Mamadou Dia qui me recevait tous les mois, avec le ministre Valdiodio Ndiaye qui était le ministre responsable de la région. Quand il y a eu des difficultés avec Dia (…) en décembre 1962, j'ai été immédiatement catalogué ‘diaiste’, que j'étais du côté de Mamadou Dia et pas du côté de Senghor. Au Conseil des ministres qui a suivi, je fus relevé de mes fonctions de gouverneur. Cela été précédé d'un épisode : on avait dit de faire allégeance au président de la République. Personnellement, j'ai dit que je n'ai pas à le faire parce que j'ai trop de respect pour les institutions. J'ai dit que je respecte les institutions, mais je ne peux pas faire acte d'allégeance à des personnes. En tout cas, j'ai été relevé.’

‘Il ne voulait pas que les Sénégalais pensent que le pouvoir était confisqué par les sérères. Lui, Senghor, était sérère, moi c'est Diouf, c'est évidemment sérère. Il voulait qu'on sache que j'étais une sorte de métissage.’

Ascension dans l'administration

‘Mais immédiatement après, le président Senghor m'a reçu. En substance, il me dit : ‘Abdou, j'ai deux choses à te dire : Premièrement, il faut que tu saches que j'ai une meute avec moi - c'est-à-dire qu'il y avait des gens qui voulaient une vraie chasse aux sorcières - Je ne les suis pas. Tu a fait du bon travail là où tu étais. Mais nous considérons que ta place est dans l'administration centrale. Alors voilà : le ministre de la Fonction publique et du travail veut te prendre comme directeur de cabinet, le ministre de la Santé veut te prendre comme directeur de cabinet ; le ministres des Affaires étrangères veut te prendre comme directeur de cabinet ; le ministre des Finances veut te prendre comme directeur de cabinet. J'élimine, la Santé, la Fonction publique. Il reste les finances et les Affaires étrangères’. Il m'a regardé, je n'ai pas répondu. Il m'a dit : ‘Tu n'es pas financier, je te mets aux Affaires étrangères.’ C'est ainsi que j'ai remplacé mon condisciple Habib Thiam qui était devenu ministre. Je me suis toujours posé la question de savoir - j'ai eu la réponse après - pourquoi il a dit que je n'étais pas un financier alors que quand j'étais à l'Ecole nationale d'outre-mer, j'ai fait mon stage non pas en préfecture, mais à la rue du Louvre, au ministère des finances. J'ai dit qu'il doit avoir une idée derrière la tête comme toujours, de bonnes idées d'ailleurs, mais pas des idées tordues. Je suis allé chez Doudou Thiam, qui était ministre des Affaires étrangères, comme directeur de cabinet. Quatre mois après, il a dit à Doudou Thiam : ‘Je veux prendre Abdou comme directeur de mon cabinet.’ C'est en avril 1963, je me suis retrouvé comme directeur de cabinet de Senghor. Là, on a débuté une collaboration extrêmement fructueuse à l'ombre d'un maître tellement humain. On a tout dit sur ses qualités intellectuelles, son génie poétique, littéraire, politique, mais on n'en dit pas assez sur ce que Senghor était au quotidien. C'est un homme d'une courtoisie exquise, d'une grande fermeté dans la gestion des affaires de l'Etat, mais d'une urbanité extraordinaire.’

Enseignements auprès de Senghor

‘J'ai appris à son contact. La première chose qui m'a frappé, c'est quand je suis entré dans son bureau. Le téléphone a sonné. C'était une erreur. Nous tous, nous aurions dit : ‘Faites attention, vous avez fait une erreur.’ Mais, quand l'erreur s'est répétée à trois reprises, il disait avec une politesse extrême : ‘Non, Mme, c'est une erreur. Vous vous êtes trompée. Mes hommages, Madame.’ Et il raccroche. Et cela quatre fois de suite. Je me dis que ce n'est pas un être humain. Moi, à sa place, je serais énergique : ‘Mais Madame, faites attention quand même. Vous me dérangez, etc.’. Voilà comment il était. Une seule anecdote. Quand il s'est agi d'aller présenter les vœux au président Senghor, j’ai dit comment il faut faire. Quelqu'un m'a dit - je ne sais pas s'il me voulait du bien ou mal, celui-là : ‘M. le directeur, vous n'allez pas écrire, vous allez improviser.’ Je me suis dit : ‘Improviser devant le président de la République à mon âge, 28 ans ?’. J'ai dit d'accord, je vais le faire. Et j'ai improvisé. Ensuite j'ai vu que durant toute la journée tous ceux qui avaient adressé des vœux, avaient leur discours écrit. Je me suis dit finalement je ne sais pas si cet homme voulait ma perte. Je n'aurai pas la cruauté de citer son nom.’

Même charge ministérielle que Karim Wade

‘J'ai gardé le cabinet. Le président Senghor m'a demandé de cumuler le cabinet et le secrétariat de la Présidence de la République. C’était une chose très difficile. C'était la première organisation du Festival des arts nègres en 1966. A un certain moment, il a vu que la charge était lourde et il avait eu besoin qu'un directeur de cabinet soit là, un secrétaire général dans un régime où il n'y avait pas de Premier ministre qui tienne la machine gouvernementale. En plus, chaque fois qu'il y a un ministère défaillant, il le supprimait et le rattachait à la présidence, donc au secrétariat général. Ce qui fait que je me suis retrouvé avec la coordination de l'action gouvernementale, mais avec les arts et lettres, l'information, les parcs nationaux. Et à ce moment-là, Christian Valentin a dirigé le cabinet. C'est à cette période qu'on a commencé à parler de la francophonie institutionnelle. C'est Christian Valentin et moi, aidés par un de nos collaborateurs, qui avons été les premiers à jeter les bases, l'avant-projet de texte de l'Acct. Nous avons été les premiers à faire l'ébauche du texte. Ensuite le texte a été travaillé pour devenir le texte qui a été signé le 20 mars 1970. (…).

Au bout d'un certain temps, le président Senghor ne voulait pas me lâcher, mais disait aux gens : ‘Abdou me permet de travailler.’ C'est étonnant parce que c'est comme si Abdou, lui, ne travaillait pas. Mais ‘Abdou me permet de travailler’, cela veut dire qu'il le dégage des tâches quotidiennes pour qu'il puisse se consacrer aux grandes orientations, à la politique internationale. Cela se passait bien. J'ai fait un bref passage aux ministères du Plan, Energie, Hydraulique. Souvent, quand on dit dans la situation actuelle du Sénégal - je n'en parle jamais - que M. Karim Wade a un ministère trop gros, il y a trop de choses, je dis qu'il faut que les gens aient de la mémoire et se reportent à ce fameux ministère avec la confiance du président Senghor où j'avais l'Industrie, les Mines l'Energie, l'Hydraulique, l'Animation urbaine... Enfin, il y avait énormément de choses. C'est à la même période que nous avons réalisé l'alimentation de Dakar par le Lac de Guiers. C'est la période où nous avons nationalisé la Senelec. Et il fallait trouver les financements à l'extérieur.’

Compétition pour la primature

‘Arrive mai 1968 et réplique 1969. Vous savez qu'on dit que les Sénégalais font tout comme les Français. C'est ce que le président Senghor disait. Mais on va plus loin. Après avoir fait mai 1968, on aurait pu s'arrêter. Mais on a fait une réplique en 1969. C'est à ce moment que certains ont dit qu'il faut que le président change de système. Il ne peut pas être au four et au moulin. Il faut faire les journées d'études du parti pour savoir ce que l'on doit faire. Aux journées d'études du parti, il y avait deux thèses : Il y avait ceux qui disent qu'il faut que le président soit là comme chef de gouvernement avec sept ministres d'Etat qui couvrent des secteurs et qui ont au-dessous d'eux des ministres et des secrétaires d'Etat. L'autre thèse qui disait qu'il faut avoir un Premier ministre, chef de Gouvernement. Et le président Senghor a opté pour cette dernière thèse. Je me souviens de ces journées d'étude du parti socialiste. Moi, je sentais déjà ce qu'il allait faire. Je vous ai raconté la confidence qu'il a faite à mon épouse en 1963 déjà en lui disant : ‘Il faut soutenir votre mari. Il est très bien. D'ailleurs c'est à lui que je pense pour ma succession.’ Vous vous rendez compte ! J'avais 28 ans, il pensait déjà à moi pour sa succession. Ma femme me l'a raconté, mais nous ne l'avons raconté à personne. Nous l'avons raconté beaucoup plus tard. Donc, je voyais un peu les choses qui se dessinaient. Au cours de cette journée d'études, à un certain moment, tout le monde a parlé, sauf moi. Je ne voulais pas me mettre en valeur. Il est venu jusqu'à moi et me dit : ‘Il faut que tu interviennes.’ Je me suis levé et je suis intervenu. Finalement, la révision constitutionnelle a été faite et on a eu la nouvelle Constitution. Là aussi, il y a eu un épisode très intéressant. Le président Senghor écoutait les uns et les autres, avait sa petite idée, mais n'a rien dit à personne. Le mercredi 25 février 1970, nous étions au bureau politique du parti. Moi, j'étais à côté de Caroline Diop qui me soutenait parce que des noms circulaient.

A 20 heures, au moment où on doit quitter le bureau politique, elle me dit : ‘Est-ce que le président t'a dit quelque chose puisqu'il nomme le Premier ministre demain matin ?’. Je lui ai dit : ‘Non, il ne m'a rien dit.’ Elle m'a dit : ‘Donc, ce n'est pas toi.’ (éclats de rires dans la salle). Et le lendemain matin à 8 heures, le président Senghor m'appelle et me dit : ‘Abdou, est-ce que tu peux venir me voir au Palais.’ Tous les Sénégalais savaient que celui qui entrait ce matin-là au palais, c'était lui qui sera nommé Premier ministre. En face du palais, pour ceux qui connaissent Dakar, il y a le Building administratif où il y a neuf étages. Tous les travailleurs, même les retardataires, étaient à leur place. Tout le monde regardait qui entrerait dans le palais. Alors je suis entré. Le président, toujours courtois, respectueux, me dit : ‘Abdou, viens !’ Il y avait Daniel Kabou, ministre secrétaire général de la présidence qui était là avec ses textes. Le président avait déjà promulgué la nouvelle Constitution, mais n'avait pas signé le décret de nomination du Premier ministre. Il est très républicain, des fois trop respectueux de l'Etat de droit. Il dit : ‘Assieds-toi. Tout d'abord, est-ce que tu veux être mon Premier ministre ?’ Je lui ai dit : ‘Monsieur le président de la République, je suis à votre disposition. Si vous le voulez, je suis d'accord et je suis honoré.’ Il dit à Daniel Kabou : ‘Donne-moi le décret.’ Il le signe et le fait publier. Ensuite il me demande de m'asseoir. Pendant trois heures de temps, il m'a donné ses orientations, ses conseils. Il me dit : ‘Tu sais que je t'aime comme mon fils. Je te considère comme mon fils. J'ai de l'affection pour toi. Mais ce n'est pas pour cela que je te nomme. Je te nomme parce que tu es l'homme de la situation. Tu es mon choix, tu es le choix de l'immense majorité des camarades de mon parti. Donc je veux que tu saches que ce n'est pas un choix purement subjectif. C'est un choix de raison.’

Confiscation du pouvoir par les Sérères ?

Après, il m'a dit : ‘Le gouvernement, tu le formes comme tu le veux, mais tu sors telle personne. Tu veilles à l'équilibre régional. Tu fais ceci, tu fais cela, etc.’ Et, à la fin, et ça c'est important, chers compatriotes sérères (en s'adressant à quelques sérères présents dans la salle, Ndlr), il me dit : ‘Quand tu feras ta déclaration à l'Assemblée nationale, je veux que tu dises que tu as un quart de sang wolof, un quart de sang de sérère, un quart de sang peul, un quart de sang toucouleur.’. Il avait ce souci parce que je m'appelais Diouf. Il ne voulait pas que les Sénégalais pensent que le pouvoir était confisqué par les sérères. Lui, Senghor, était sérère, moi c'est Diouf, c'est évidemment sérère. Il voulait qu'on sache que j'étais une sorte de métissage. Et j'ai dit cela à l'assemblée nationale. Il m'a dit autre chose. Il m'a dit : ‘Quand j'écris aux ministres, je dis : ‘mon cher ministre’. Mais toi, quand je t'écrirai, je dirai : ‘M. le Premier ministre’. Et il a ajouté, ‘c'est plus respectueux, c'est plus distant’. Et dans les jours qui ont suivi, il a demandé à son épouse, Mme Senghor et son fils, Philippe, de venir rendre visite à mon épouse en compagnie de son fils, Pape. C'est extrêmement rare.’

Les remontrances de Senghor

‘Il m'a quand même écrit une vraie lettre de reproche parce que j'avais pris l'habitude de me mettre derrière quand les gens se bousculaient pour se mettre à côté de lui. Il n'aimait pas cela et m'a dit : ‘Je constate, à chaque fois, que tu es derrière.’ Je lui dis : ‘Oui, monsieur le président, les gens.... ’. Il me dit : ‘Non, non, tu dois t'imposer...’. Il me l'a dit deux à trois fois et quand il a vu que je ne m'exécutais pas, il m'a écrit une lettre en disant : ‘M. le Premier ministre, je constate, en dépit de toutes les remarques, que vous persistez à vous mettre derrière. Je vous ordonne de vous mettre à côté de moi.’ Même quand il allait devant le drapeau, il s'arrêtait quelquefois et demandait à la musique de s'arrêter pour me dire : ‘Il faut venir (il mime le geste par la main, Ndlr). Ça montre quelles étaient nos relations. Je passe vite parce qu'il y a tellement de choses à dire.’

Refus de reconnaître le parti de Boubacar Guèye

‘Mais il y a des choses qu'il faut quand même expliquer. Un jour, j'avais reçu Me Boubacar Guèye qui est un grand homme politique sénégalais qui a quitté le Parti socialiste et qui est venu me dire qu'il va déposer les statuts de son parti basé sur les valeurs de l'Islam. Je lui ai dit : ‘Boubacar Guèye, l'Islam ne t'appartient pas. Il n'est pas question que nous acceptions un parti basé sur les valeurs religieuses.’ Il m'a dit qu'il y a la démocratie chrétienne en Europe. Je lui ai dit que c'est un autre contexte historique. Ici nous ne l'accepterons pas. Il m'a dit qu'il va déposer ses statuts, mais que je ne pouvais pas m'y opposer. Quelques jours après, il revient me voir en me disant : ‘D'ailleurs j'ai vu le Cardinal Thiandoum, mon parti va s'appuyer sur les valeurs religieuses. Cela te convient ?’. Je lui ai dit : ‘Cela ne me convient pas davantage. Je ne vois pas pourquoi tu feras un parti basé sur les valeurs religieuses alors que nous sommes un pays laïc. Le Sénégal est une République démocratique, laïque et sociale. Je n'accepte pas.’ Le lendemain, il y avait un comité central du Parti socialiste.

J'étais à côté du président Senghor et je lui ai dit : ‘M. le président, voilà ce que Boubacar Guèye m'a dit. Je ne suis pas d'accord.’ Il m'a dit : ‘Tu as raison. Donc, il faut qu'on fasse une modification constitutionnelle pour préciser cela.’ La fécondité de cet homme est extraordinaire. Il ne connaissait pas le problème. Je venais de le lui exposer. Il m'a dit qu'il faut mettre : ‘Aucun parti ne peut se fonder sur la religion, le sexe, la race, l'ethnie, la langue, la région, etc’. Il y en avait sept. Ce sont des facteurs de rupture de l'unité nationale. Et nous avons fait adopter cette disposition de la Constitution. C'est à cette époque qu'il a fait la loi sur les courants pour indiquer qu'on avait un multipartisme organisé avec quatre courants. Tout cela est connu, je ne vais pas y revenir. Vous allez me dire : ‘Pourquoi avez-vous fait sauter le verrou quand vous êtes devenu président de la République ?’ C'est parce qu'il y avait tellement de partis qui étaient dans la clandestinité. Ce n'était pas sain pour la démocratie. Mais au moment où il avait fait ça, c'était ça qu'il fallait faire. Il faut le reconnaître. Moi, quand j'étais arrivé, il fallait franchir une étape supplémentaire.’

‘Il y avait quelques chefs d'Etat qui avaient manqué de respect à Senghor lors de certaines réunions de l'Oua, à qui j'ai montré comment je pouvais régler des comptes.’

Conflit Senghor et Cheikh Anta Diop

Liliane Kestellot (présente dans la salle, Ndlr), tu m'avais dit et tu l'as écrit dans ton livre : ‘Qu'est-ce que tu va faire pour Cheikh Anta Diop ?’ Il y avait un contentieux lourd entre Senghor et lui. Senghor ne pouvait rien faire. C'est à cela que servent les successeurs. Moi, arrivant, je pouvais décider de le nommer professeur à l'Université. Ils avaient un gros contentieux. Je suis un grand lecteur de la Bible. Salomon était le fils de David. David avait subi beaucoup d'humiliations, beaucoup d'attaques, il n'a pas réagi. Mais quand Salomon est venu, il a récolté des comptes que son père n'a pas pu régler. Je n'ai pas dit que je vais régler des comptes. Mais j'en avais réglé quelques-uns quand même. Il y avait quelques chefs d'Etat qui avaient manqué de respect à Senghor lors de certaines réunions de l'Oua, à qui j'ai montré comment je pouvais régler des comptes. Senghor m'avait dit qu'il faut être ferme, sans cruauté inutile, ni faiblesse coupable. C'était un homme d'équilibre. (…).’

Des ‘peaux de bananes’

‘Il y a l'article qui a fait du Premier ministre le dauphin du président de la République. Ce qui m'a valu quelques peaux de bananes. Les gens disaient qu'il n'est pas écrit dans la Constitution que c'est Abdou Diouf. ‘Alors, pourquoi on ne s'arrangerait pas pour que Abdou Diouf tombe, pour que nous succédions à Senghor.’ Bref, tout cela, c'est de l'histoire ancienne. Ce qui est important, c'est ce qui s'est passé en août 1977. Le président me demande de venir passer trois jours de vacances en Normandie avec mon épouse. A l'époque, il y avait des Sénégalais qui avaient dit qu'il avait des châteaux en Normandie. Il n'a pas de château. Ceux qui ont été en Normandie savent que c'est un petit manoir. D'ailleurs il n'y avait qu'une salle de bain. La meilleure preuve, c'est que le soir, avant qu'on ne se couche, il m'a dit : ‘Abdou, demain matin, une fois que j'aurais pris mon bain, je te demanderai de venir prendre ton bain dans la même baignoire après.’ Cela montrait que c'était un homme frugale, économe. Jamais Senghor n'aurait fait une chose pareille. Mais bon, passons !

Nous avons joué au ping-pong. D'ailleurs, Mme Senghor m'a reproché de ne pas avoir été diplomate parce que j'ai battu le président. Il m'a dit, après le déjeuner - ceux qui connaissent Senghor savent qu'il déjeune à partir de 12 h 30 et va faire sa sieste une demi-heure. Après il vient prendre son café et commence à travailler à 14 heures 20 - viens dans la salle que j'ai revue en 2006 avec émotion et me dit : ‘Voilà ce que je vais faire. Je vais me représenter aux élections de février 1978. Si je suis élu, je compte aller jusqu'en novembre 1981. Après je démissionnerai et tu continueras le mandat.’ Mais entre-temps, il a avancé son départ en disant : ‘Ce n'est pas la peine d'attendre jusqu'à novembre pour ne dire que ça. Cela n'a pas de signification. Je vais profiter de mon message du 31 décembre 1980 pour que tu puisses prêter serment le 1er janvier 1981. Donc il y a eu un changement dans la situation. C'est comme cela que les choses se sont déroulées. Ce qui m'a valu d'être président de la République.’

Hernie discale

‘Une dernière chose importante : il m'avait dit qu'il faut être républicain. Il m'avait dit qu'on ne donne pas de noms de monuments, des rues à des vivants. Je te demande de ne jamais le faire. J'ai respecté ça. Mais en 1995, j'ai eu un accident de santé. J'avais eu une hernie discale. Quand on vous endort par anesthésie, vous ne savez jamais si vous vous réveillerez. C'est vrai. J'ai vu la mort d'André Peytavin, de Dieynaba Wélé qui ont été anesthésiés et qui ne sont pas réveillés. Quand je me suis réveillé, j'ai eu la peur de ma vie. J'ai dit : ‘Mon Dieu !’. Je me suis dit là, je vais pour la première fois lui désobéir. C'est pourquoi en 1996, à l'occasion de ses 90 ans, j'ai débaptisé l'avenue Roume qui passait devant le palais pour l'appeler avenue Lépold Sédar Senghor, d'appeler l'aéroport de Dakar, Aéroport Léopold Sédar Senghor, et le grand stade, que j'avais offert à la jeunesse sénégalaise, de 60 000 places, je l'ai appelé Stade Léopold Sédar Senghor. Il y a tellement de choses à dire, mais je m'arrête là. (…).’

Rassemblés par Moustapha BARRY (Correspondant permanent à Paris)

( walf.sn )
Vendredi 7 Octobre 2011




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