(LATRIBUNE): Ancien directeur de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (Ocrtis), Cheikhna Cheikh Sadibou Keïta avait tiré la sonnette d’alarme, en débusquant des pratiques mafieuses nichées au sein de ce corps de la police. Dans l’émission Sen Jotay, qui sera diffusée samedi soir sur Sen Tv, il interpelle de nouveau, et assure que la récente arrestation du policier Ibrahima Dieng, pour trafic de cocaïne, relève de l’ordre naturel des choses dans la mesure où rien n’a été fait pour enrayer la gangrène, malgré les recommandations qu’il avait transmises à qui de droit. Le mal est tellement profond selon lui, qu’il faut sévir et offrir aux policiers un meilleur traitement, pour éviter que le Sénégal n’explose à force de laisser-aller.
Que vous inspire le récent scandale qui a éclaboussé la police suite à l’arrestation de l’agent Ibrahima Dieng pour trafic de cocaïne ?
Cela ne me surprend pas, je ne suis pas Dieu, je ne pouvais pas prévoir que les choses allaient se dérouler ainsi mais j’ai toujours dit que c’est un grave problème qu’il faut traiter comme tel, avec discernement. Sinon, quel que puisse être les cas de figure, cela découlera sur de graves conséquences si l’on n’y remédie pas. Un pays doit être préservé et c’est la raison pour laquelle je considère que l’arrestation d’Ibrahima Dieng est une surprise sans en être une (…) Ibrahima Dieng est au cœur d’une enquête actuellement, je ne veux pas rentrer dans certaines considérations ; mais en regardant ce que l’enquête a révélé, on peut déduire quelle personne il était et dans quel contexte il exerçait son travail. Et qu’il s’agisse de lui ou de toute personne qui partage sa sphère professionnelle, un tel cas de figure ne m’étonne pas. Ce n’est pas étonnant qu’une telle chose arrive à quiconque confond l’argent et la drogue. Cependant c’est Dieu qui a voulu que cela arrive précisément à Ibrahima Dieng.
N’est-ce pas du fait de la précarité de leur situation que des agents véreux se laissent aller à certaines dérives qui n’honorent pas la police nationale ?
Je l’ai dit depuis le départ, et j’ai écrit une correspondance au général Pathé Seck, (ancien ministre de l’Intérieur, Ndlr), dans l’optique de lui en faire part lorsque j’étais à la tête de l’Ocrtis. Je lui ai dit que pour circonscrire les problèmes de narcotrafic de manière efficace, il ne s’agit pas tout simplement de déployer des hommes sur le terrain et de se réjouir des résultats qu’ils font çà et là. L’Etat, lorsqu’il organise certains secteurs, doit prendre en considération les situations dans lesquelles il place les fonctionnaires et évaluer les risques qui en découlent. Le risque majeur en matière de lutte contre la drogue est lié aux grosses sommes d’argent issues du trafic. La drogue génère beaucoup d’argent, à plus forte raison la drogue dure. Le cannabis génère à lui seul beaucoup d’argent et je ne parle même pas de la drogue dure. Donc quiconque évoque un risque de corruption n’a qu’à en chercher la racine à ce niveau. On doit protéger les officiers de police, je l’ai clairement dit au général Pathé Seck dans la correspondance que je lui ai adressée en lui soulignant la nécessité de régler ce problème pour que les choses évoluent dans l’intérêt supérieur du Sénégal. C’est vrai qu’il y a des risques énormes qui entourent le travail des policiers chargés de lutter contre la drogue. Les policiers ne peuvent pas être fondamentalement à l‘abri tant qu’on ne les a pas mis, à la base, dans de bonnes conditions. Notamment en les protégeant, en les mettant à l’abri de la tentation qui pourrait être liée à l’argent de la drogue. Il y a effectivement plein de risque si l’on déploie, sans la considération qui sied, des policiers ou des gendarmes sur le terrain. Ces derniers voient des milliards, ou des valeurs qui représentent des milliards et sont davantage exposés à la corruption du fait de la précarité de leur situation.
Que faire pour enrayer cette forme de corruption liée au narcotrafic ?
L’augmentation des salaires n’est pas un référentiel. Il faut rétribuer les officiers comme il se doit. Il ne s’agit pas de dire que tel est policier et par conséquent il doit toucher tel ou tel montant comme salaire. Les missions qui sont assignées aux uns et aux autres, en fonction de leur cahier de charge, doivent directement influer sur leur rémunération. Il faut analyser la nature des missions en question, prendre la pleine mesure des contraintes qui en découlent, prendre en considération les risques particuliers qui y sont liés et savoir quelles sont les exigences fondamentales pour que le résultat soit. Pour que les policiers puissent bien remplir leurs missions, il faut créer toutes les conditions. Il ne s’agit pas de mobiliser des voitures, des avions, des chars… et de les mettre à leur disposition. Cela ne peut pas prospérer. Lorsqu’un policier ne se retient pas et se livre à certains agissements on pourrait dire qu’il a tort, mais les supérieurs hiérarchiques qui déploient les hommes sur le terrain, s’ils veulent faire quelque chose de sérieux, doivent envisager de manière rationnelle et objective la réalité du terrain. En cas de manquements, les responsables doivent remettre en question leur démarche.
Quand avez-vous commencé à vous dire qu’il y a un problème dans le fonctionnement de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants ?
Dès le premier jour, car de l’extérieur, avant de prendre fonction à la tête de l’Ocrtis, j’ai eu des signaux assez révélateurs. J’avais des réserves mais je n’y avais pas pensé parce que j’y allais avant pour voir mon prédécesseur, le commissaire Abdoulaye Niang. Je discutais avec lui pendant des heures dans son bureau et je n’avais pas d’arrière-pensées car j’étais dans une démarche intègre. Mais quand j’ai pris fonction des gens ont commencé à me recommander de prendre avec des pincettes le nouveau milieu dans lequel je venais de prendre fonction. J’ai redoublé de vigilance et quand j’ai pris fonction j’ai compris que j’étais dans un autre monde, un monde stupéfiant dans lequel il fallait que je fasse attention. C’est cela qui m’a permis de bien m’installer. J’avais été averti avant de prendre fonction et j’avais bien tenu compte de ces avertissements, autrement j’aurais pu rencontrer plus de problèmes pour trouver un équilibre. J’ai commencé à décrypter les signaux que je recevais de policiers et de civils qui me connaissent et qui tiennent à moi. Je n’ai pas pris les rênes de l’Ocrtis par hasard, je suis un ancien de la police judiciaire et c’est cela mon métier. J’ai une solide expérience et je fais partie de la communauté. Et la communauté a réagi en me donnant des signaux d’alerte (…) Les comportements véreux de policiers engagés dans la lutte contre la drogue ne datent pas de maintenant. On a eu des secousses depuis notre jeunesse. On a vécu des événements, mais c’était des événements de petite dimension, de périphérie, dans les arrondissements, dans les quartiers, un peu partout et cela s’est toujours passé comme cela. Mais ce désordre qui prévaut actuellement je ne l’avais jamais soupçonné, et c’est lorsque j’ai intégré l’Ocrtis que je m’en suis rendu compte.
Croyez-vous que votre hiérarchie, notamment le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pathé Seck, avait pris en compte vos avertissements ?
Le ministre Pathé Seck m’a cru car il a pris acte des constats dont je lui ai fait part et il m’a même demandé de lui émettre des recommandations pour remédier au problème. Il m’a bien entendu mais je ne sais pas ce qui s’est passé par la suite. Il m’avait d’ailleurs mis en relation avec un officier de gendarmerie à la retraite en me disant que ce dernier serait son représentant à mes côtés dans la mesure où le ministre avait un emploi du temps chargé. J’étais totalement en phase avec Pathé Seck mais ce qui nous a opposés est dû au fait qu’il a mis en avant Abdoulaye Niang (son prédécesseur à la tête de l’Ocrtis, Ndlr) en le nommant comme directeur général de la police nationale alors qu’il avait un dossier le concernant sur sa table. C’est cela le problème. Mais auparavant il n’y avait pas de crissements et je me suis dit que le ministre s’était trompé dans sa gestion. Je lui ai de nouveau écrit pour dénoncer cette situation, il s’est braqué et j’en ai fait de même. J’ai alors cherché d’autres issues pour passer outre le ministre pour sauver le dossier. Ce qui importait à mes yeux c’est que je ne voulais pas que l’image de la police soit ternie au point où nous en sommes actuellement, à tel point que le Sénégal soit au bord de l’explosion. J’avais senti que la situation était grave à tel point qu’on ne pouvait pas laisser Abdoulaye Niang prendre fonction comme directeur de la police nationale. Les policiers savent qu’il n’était pas en mesure de gérer la mission qui lui était assignée. J’avais des preuves, j’ai écrit au ministre, j’ai constaté que le ministre a trébuché sans vouloir se ressaisir et j’ai cherché d’autres voies et moyens pour régler le problème. J’ai essayé tout ce que j’ai pu pour que les supérieurs hiérarchiques du ministre en prennent conscience; finalement cela a abouti à la situation que nous vivons actuellement.
Comment avez-vous diligenté les investigations pour vous rendre compte de la corruption qui prévalait à l’Ocrtis à votre arrivée ?
Sur la base des signaux d’alerte que j’ai reçus, la première chose a été de remettre la machine en marche, de s’orienter vers le travail. C’est sur des bases saines, articulées autour du travail, que l’on peut savoir comment fonctionner et sur qui s’appuyer. J’ai réuni tous les agents de l’Ocrtis et je leur ai fait part de cette orientation. J’ai mis en place et exigé de la rigueur dans le travail et j’ai commencé à sentir qu’ils n’étaient pas habitués au rythme que je voulais imposer et la voie que j’avais tracée. Ce sont les seconds signaux que j’ai reçus. Par la suite j’ai aussi remarqué que des gens de l’extérieur, les trafiquants ne voulaient pas d’une telle manière d’agir. Ils ont commencé à m’appeler pour me proposer des combines comme ils avaient l’habitude de le faire quand mon prédécesseur (Abdoulaye Niang, Ndlr) était en place. J’ai décidé de sévir, et j’ai opéré en tant qu’homme de terrain et en tant que procédurier. L’enquête était ouverte.
Pourquoi n’avez-vous pas affecté ou essayé de redresser les agents récalcitrants ?
J’ai laissé tous les agents en place pour percer le mode opératoire qui prévalait, et les connivences qui existaient entre narcotrafiquants et certains agents avant mon arrivée à l’Ocrtis. Des dealers m’ont proposé, peu de temps après ma prise de fonction, de leur livrer la drogue placée sous scellé pour la remettre sur le marché. Parce qu’ils avaient pris l’habitude d’obtenir une telle faveur de l’Ocrtis. J’ai fait comme si j’étais d’accord, je leur ai tendu un leurre, un piège pour percer le mystère, et pour connaitre les agents qui trempaient dans de telles combines. J’ai ensuite rendu compte à ma hiérarchie, et je l’ai toujours avisée en la mettant au courant de mes moindres faits et gestes. Tout était au beau fixe jusqu’à la nomination du commissaire Abdoulaye Niang à la tête de la Police nationale. Une nomination que j’assimile à un scandale.
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