«Au Liban, épouser quelqu'un d'un autre groupe c'est trahir sa famille»

Le morcellement religieux du pays contraint les femmes dans leur vie sentimentale, les amenant à faire des choix difficiles en tenant compte de leur famille, de leur origine confessionnelle et de leurs aspirations naturelles.


«Au Liban, épouser quelqu'un d'un autre groupe c'est trahir sa famille»
Quand l'amour vous fait signe, suivez-le. Bien que ses voies soient dures et rudes. Et quand ses ailes vous enveloppent, cédez-lui. Bien que la lame cachée parmi ses plumes puisse vous blesser. Et quand il vous parle, croyez en lui.» Ces vers de Khalil Gibran, poète libanais, datent de 1923 mais restent pertinents au Liban. Dans ce pays, fondé depuis 1943 sur un système politique et social très particulier, le confessionnalisme, le pouvoir est réparti de manière proportionnelle entre les dix-huit communautés religieuses.

La présence de ces dix-huit communautés s’explique historiquement et géographiquement, comme le rappelle Mounir Corm, associé d’investissement dans la banque de financement française Natixis et auteur de l’ouvrage Pour une IIIe République libanaise:

«Le Liban est une terre proche du berceau du christianisme et du judaïsme et fut l’objet d’une des premières conquêtes des tribus arabes lors de la naissance de l’islam. A cette mixité islamo-chrétienne s’est ensuite ajoutée une myriade de «chapelles» dissidentes des trois grands monothéismes du fait de la géographie si spéciale du Liban dans la région».

Ces arrivées successives de communautés religieuses entre le VIe et le XXe siècle ont profondément marqué l’organisation de la société libanaise. Mounir Corm souligne que «l'importance de la religion en tant qu'institution conduit à un double phénomène: le pluralisme religieux, qui permet une tolérance réciproque entre les fois et pratiques religieuses, et l'institutionnalisation à outrance, qui a conduit le système religieux libanais à être un système communautaire».

L'impact de la religion sur la vie intime
Les femmes, qui sont déjà les premières victimes d’un système patriarcal très inégalitaire (la tutelle des enfants en cas de divorce revient par exemple systématiquement au père dans toutes les communautés religieuses), souffrent particulièrement de ce pluri-confessionnalisme qui influe jusque sur la vie amoureuse des individus.

«La vie intime des gens est prisonnière du statut personnel religieux» explique le chercheur. Chaque vie dépend ainsi de la religion que lui a léguée son nom, et toutes les femmes n’ont pas les mêmes droits.

Au Liban, une catholique ne peut pas divorcer, sauf en cas de faute grave du mari (faute non précisée), tandis qu’une chiite en aura l’occasion à la condition d’abandonner ses droits à l’égard de son époux. C’est ce morcellement religieux qui contraint le plus les femmes dans leur vie sentimentale, les amenant à faire des choix difficiles en tenant compte de leur famille, de leur origine confessionnelle, et de leurs aspirations naturelles.

Samia* est née sunnite. Originaire de la Bekaa, elle travaille dans une entreprise d’informatique à Beyrouth, où le personnel est presque exclusivement chrétien. C’est dans ce cadre qu’elle a rencontré Gabriel*, fervent maronite duquel la jeune femme de 21 ans est tombée amoureuse après des mois d’une amitié ambiguë. Tentant le tout pour le tout, ils ont osé commencer une relation, interdite tant par les deux familles que par une société conservatrice, bien assise sur ses principes communautaires.

Le couple ou la famille
«Nous nous sommes cachés pour nous voir, personne n’était au courant. Je devais mentir à mes amis, à ma famille, à mes collègues, si quelqu’un avait su il aurait pu nous causer des problèmes», confie Samia.

Mais cette situation digne d’un drame shakespearien finit par empoisonner leur relation. La première rupture est décidée par Gabriel. «Il m’a dit qu’il s’attachait trop à moi, qu’il préférait arrêter maintenant, avant que ce soit trop dur, rumine la jeune femme. Pour lui, cette relation était vouée à l’échec».

Gabriel part en voyage en France, d’où il contacte Samia pour lui proposer de venir le rejoindre et l’épouser, loin des pressions familiales. Un grand élan romanesque coupé court par cette dernière: «Si j’avais accepté, j’aurais perdu ma famille». Le Don Juan finit par revenir, pour se mettre en relation avec une chrétienne. «Il a fait le choix de ne pas décevoir sa famille, explique Samia. Mais il a continué pendant quelques mois à revenir vers moi, pour finalement se décider à aller voir un prêtre qui lui a fait jurer sur la Bible de ne jamais me revoir».

Mariage à Chypre
Les larmes aux yeux car la rupture est fraîche, elle confie à mi-mots sa peine:

«Je l’aime encore, mais il faut que je puisse aller de l’avant, rencontrer un homme musulman avec qui ce sera plus simple de vivre une histoire durable. Pour l’instant, j’en suis incapable».

La seule solution pour ces deux tourtereaux aurait été de se marier civilement, le plus souvent à Chypre où près de 2000 couples se rendent chaque année. Une deuxième option s’ouvre aux femmes prêtes à tout par amour: changer de religion.

C’est le cas de Noor*, Algérienne sunnite d’une trentaine d’années, mariée à un Libanais catholique depuis cinq ans. Au départ, c’est son compagnon Armand* qui a voulu se convertir à la religion musulmane, ce qui est possible en Algérie après une brève cérémonie dans une mosquée agréée. Cette cérémonie accomplie, ils ont ensuite fait valider le dossier d’Armand auprès du Ministère des affaires religieuses.

Conversion
Seul problème: le Bureau des mariages étrangers, unique autorité habilitée à accepter une union binationale, a refusé le dossier, arguant de la non validité de l’attestation de conversion. Devant tant de rigueur administrative, le couple décide d’abandonner. «Nous sommes finalement rentrés au Liban, où nous avons gardé toutes les options ouvertes, dont le mariage à Chypre, mais c’est long niveau paperasse! J’ai fini par m’entretenir avec le prêtre familial, et décidé de me faire baptiser pour me marier religieusement», explique Noor.

Une décision bien acceptée par sa famille en Algérie, et qu’elle ne regrette pas :

«Je ne suis pas pour une religion unique, je prends le meilleur de chaque confession et en rejette tous les mauvais aspects. Je n’ai pas choisi d’être musulmane, tu es automatiquement sunnite si tu nais en Algérie, j’ai juste pris la décision de vivre ma religion librement».

Aujourd’hui, il n’est pas question de faire reconnaître son union dans son pays natal: «Si je viens avec mon certificat de mariage de chrétienne à Alger, khalas [ça suffit en français]! Une sunnite n’a pas le droit d’épouser un chrétien dans mon pays».

Noor a cependant pu faire déclarer sa fille de deux ans et la faire accéder à la double nationalité en profitant de la modification du Code de la famille algérienne en 2005. L’article 44 permet depuis cette date aux mères célibataires de reconnaître leur enfant et de transmettre leur patronyme. Quand elle revient sur cette histoire, elle en sourit:

«Le plus drôle, c’est que nous avons fini par échanger nos religions! Heureusement que nous nous aimions assez, sinon ces problèmes nous auraient séparés».

Le combat pour le mariage civil
Face à ces réalités, de nombreuses Libanaises s’engagent. Le collectif Nasawiya est une organisation féministe qui se bat sur plusieurs fronts pour arriver à obtenir un Etat plus démocratique. Farah, l’une des militantes de Nasawiya, explique:

«Le débat avance, mais les projets de loi concernant les femmes piétinent au Parlement, que ce soit au niveau des violences domestiques, de la nationalité ou du mariage civil».

Le mariage civil, symbole du combat pour la laïcité entrepris il y a deux ans par divers groupes de mobilisation, associations et organisations, semble pour l’instant peu probable:

«Au Liban, on appartient avant tout au groupe. Epouser quelqu’un d’un autre groupe, c’est trahir sa famille, sa société, et les religieux tiennent bon sur cette question».

Laïque Pride
Chaque année, la Laïque Pride réunit tous ces mouvements afin de faire valoir lors d’une marche pacifiste et festive le besoin de liberté et d’ouverture exprimé par les Libanais, jeunes et moins jeunes. Kinda, l’une des organisatrices de la marche, rappelle la Constitution:

«Tous les citoyens libanais sont égaux en droits et en devoirs devant la Loi sans distinction aucune, c’est écrit! Et pourtant ce sont nos communautés religieuses qui dirigent nos droits familiaux, la pression sur les couples mixtes n’est qu’un exemple parmi d’autres, il ne faut pas qu’on lâche».

Et quand ces femmes ne luttent pas, elles vivent, et aiment. «Au final, ce qui importe dans un tel pays, c’est l’ouverture d’esprit de ta famille, tempère Kinda. Tu peux vivre n’importe quelle histoire d’amour si ta famille te soutient, car elle te protège face aux jugements de la société».

Elle-même bisexuelle, elle avoue que venir d’une famille tolérante l’a beaucoup aidée:

«Bien sûr, cela ne t’autorise pas à t’exhiber avec une personne du même sexe dans la rue, mais cela te donne de la force. Et si quelqu’un te demande dans la rue quelle est ta religion, tu peux toujours lui répondre ‘Ma Khassak’ [ce ne sont pas tes oignons en français]».
Dimanche 4 Novembre 2012
SLAte.fr




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