A-t-il seulement jamais compris que ses gesticulations désordonnées et ses rodomontades décousues d’insomniaque discourant jusqu’au petit matin ont été à l’origine des pires crimes commis en Europe à la fin du XXe siècle? A le voir sagement assis au banc des accusés du Tribunal pénal international qui vient de le condamner à quarante années de prison, on pourrait penser que non. Malgré ses huit ans en détention, Radovan Karadzic, qui plaidait non coupable de tout ces crimes de guerre commis en son nom en Bosnie de 1992 à 1995, n’a pas intégré la réalité, celle du siège de Sarajevo sous la mitraille, du génocide de Srebrenica et de ces cohortes de réfugiés bosniaques musulmans arrachés à leurs foyers parce qu’ils n’étaient pas de la bonne ethnie ni de la bonne foi. Et, la veille du verdict, l’homme aujourd’hui âgé de 70 ans, avait affirmé dans une interview, sans la moindre ironie qu’il s’attendait à être acquitté des onze chefs d’accusation -dont deux pour génocide- pour lesquels il comparaissait devant le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie à La Haye. «Mes attentes sont les mêmes. Je sais ce que je voulais, ce que j’ai fait, et ce dont j’avais rêvé. Il n’existe pas un tribunal raisonnable qui me condamnerait», a déclaré Karadzic, à Birn, un réseau régional d’information sur des sujets de justice, en se présentant comme «un homme de paix».
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Visage est émacié
Le psychiatre serbe de Sarajevo n’a plus la crinière flamboyante qui, au début des années 90, le rendait reconnaissable de loin, tant sur les fronts que dans les salles feutrées des négociations. Les vingt années passées depuis les faits l’ont passablement vieilli. Son visage est émacié, ses cheveux blancs et plats, et ses yeux n’ont plus le pétillant des années de guerre, celles que son collaborateur Nikola Koljevic, professeur spécialiste de Shakespeare, qui s’est suicidé à la fin du conflit, décrivait comme «la formidable aventure de la création d’un Etat». Karadzic, le leader politique des Serbes de Bosnie, tout comme son chef militaire, le général Ratko Mladic, ont perdu la guerre et sont tous deux emprisonnés à La Haye, mais ils n’ont pas complètement perdu la paix, puisque leur création, la Republika Srpska, a été reconnue comme partie intégrante mais séparée d’une Bosnie-Herzégovine fédéralisée par les accords de Dayton en 1995. Le verdict prononcé le 24 mars contre Karadzic, tout comme celui qui frappera plus tard Mladic dont le procès traîne en longueur, entre autres en raison à cause de sa mauvaise santé, panseront peut-être les plaies d’une partie des victimes et familles de victimes de la guerre en Bosnie, mais ils ne changeront rien aux institutions de la Bosnie, qui restera le pays le plus divisé et le moins fonctionnel d’Europe. Il n’aura aucun impact non plus sur la manière dont les Serbes de Bosnie perçoivent encore aujourd’hui la guerre des années 90.«L’armée de la République serbe de Bosnie a mené une guerre juste et honnête, autant que faire se peut» souligne, dans la dernière livraison de Politique internationale (Hiver 2015-2016), Milorad Dodik, l’actuel président social-démocrate de la Republika Srpska, qui n’a jamais appartenu au parti nationaliste créé par Karadzic dans les années 90. Quant au Tribunal pénal de La Haye, «la partialité de ses décisions a été évidente», fait remarquer le même Dodik, reprochant par là au Tribunal d’avoir essentiellement jugé des Serbes.
Radovan Karadzic au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye, le 11 juillet 2013. Photo Michael Kooren. AFP
«La conscience claire mais le cœur gros»
A la fin des années 80, il était clair que la Yougoslavie socialiste, orpheline de Tito, n’en avait plus pour longtemps à vivre. Les républiques les plus riches, Slovénie et Croatie en tête, mais aussi les régions pauvres, comme le Kosovo, rêvaient d’indépendance. Disséminées sur plusieurs de ces territoires, avant tout en Croatie et en Bosnie, les populations serbes craignaient de se voir coupées de leurs frères de Serbie. Des rencontres de leurs représentants avec l’homme fort de Serbie, Slobodan Milosevic, un politicien madré qui se voyait déjà en nouveau Tito, naquit le projet de contrer, par la force, ces tendances centrifuges, voire de redessiner les frontières du pays de manière à regrouper les Serbes dans un seul et même pays. Avant cette rencontre funeste, Karadzic n’est qu’un psychiatre provincial qui se pique de poésie. Un montagnard issu d’un village du Monténégro qui se sent mal à l’aise dans ce milieu très urbain et multiculturel qu’est Sarajevo. Même devenu médecin, il reste un fils de Tchetnik, ce mouvement de résistants royalistes qui finirent par collaborer avec les nazis par anticommunisme, une étiquette dure à porter dans une Bosnie qui se pique alors d’être la région restée la plus fidèle à Tito. Emprisonné pendant onze mois pour une histoire peu claire de détournement de fonds (son père fit cinq ans de prison en tant que Tchetnik), Karadzic se croit victime de persécutions politiques. Sa vision du monde est apocalyptique, sa poésie noire, à l’image des vers de son poème consacré à Sarajevo: «Čujem korake razaranja, Grad gori kao tamjan u crkvi, U dimu vidim našu savest» (J’entends les pas de la destruction, La ville brûle comme de l’encens à l’église, Dans la fumée, je vois notre conscience.)
La faute à la «guerre civile»
Alors que le pays se défait, Karadzic agite des idées simples: si les peuples de l’ex-Yougoslavie ne peuvent plus vivre ensemble, pourquoi les peuples de Bosnie (Serbes, Croates et Bosniaques musulmans qu’on appelle à l’époque Musulmans -avec un grand M) le pourraient-ils? L’objectif des nationalistes serbes devient alors de les séparer. Peu importe qu’ils vivent souvent, en ville surtout, dans les mêmes maisons, les mêmes immeubles, et que les villages soient eux-mêmes multiethniques. Peu importent les volontés individuelles. Les cartographes se piquent de déterminer qui est majoritaire où et à qui appartiennent les terres. On dessine, on découpe. Les nationalistes serbes réclament 70% du territoire. Sur le terrain, de sinistres milices éjectent les populations non désirables: c’est le nettoyage ethnique qui, de Mostar à Jajce en passant par Sarajevo, Bihac et Banja Luka, outre qu’il fait des dizaines de milliers de morts, déplace des centaines de milliers d’autres personnes. Dans la multitude de rencontres qu’il a, à l’époque, avec la presse, Karadzic qui, un rien cabotin, adore être sous le feu des projecteurs, est bien contraint de reconnaître l’existence de nombreux crimes. «C’était le chaos, se justifiait-il alors, les routes étaient coupées, les ordres ne passaient pas.» La faute à la «guerre civile», dira-t-il dans son adresse finale à la Cour présidée par le juge coréen O-Gon Kwon, le 7 octobre 2014. «J’ai la conscience claire mais le cœur gros», poursuivra-t-il en soulignant qu’il y avait eu des crimes, mais qu’il mettait la Cour au défi de trouver le moindre document prouvant qu’ils avaient été ordonnés par ses soins.
Le verdict du procès Karadzic (600 témoins, 48000 pages de procès-verbaux, 11500 éléments de preuve) constitue le clou de l’existence du Tribunal pénal international de La Haye, une juridiction ad hoc instituée le 25 mai 1993 par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui a déjà traité 149 affaires et condamné 80 accusés. Il devrait achever ses travaux en 2017 après avoir jugé le général Mladic. La cavale des deux hommes (Karadzic a été arrêté en 2008 sous les traits grimés du bon Dr Dabic, un naturopathe exerçant à Belgrade, et Mladic en 2011 alors qu’il se cachait dans la maison d’un vague cousin en Voïvodine) a certainement rallongé les travaux du Tribunal pénal. Et l’histoire dira si la décision de juger les protagonistes des guerres yougoslaves si loin du théâtre d’opérations et des yeux lassés des opinions publiques aura contribué, comme l’entendaient les hommes qui ont créé ce Tribunal, à réconcilier entre eux les nations de l’ex-Yougoslavie.
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