Guinée : qui a voulu tuer Alpha Condé ?


Guinée : qui a voulu tuer Alpha Condé ?
Dans la nuit du 18 au 19 juillet, la résidence privée du chef de l’État a été attaquée par des groupes armés. Qui sont ces assaillants, et qui a des raisons d’en vouloir au président ? Récit d’une journée où tout aurait pu basculer.
Conakry, mardi 19 juillet, 1 heure du matin. Dans le quartier de Kipé, commune de Ratoma, non loin de la mer, un coup de feu déchire la nuit. Depuis que les militaires ont quitté le pouvoir, à la fin de 2010, ce genre de tirs isolés ne fait plus partie du quotidien. Pourtant, il ne surprend guère les riverains et les occupants de la résidence du président, Alpha Condé. En effet, la police et la gendarmerie, qui assurent désormais le maintien de l’ordre, ont souvent recours à des méthodes expéditives contre des braqueurs. Le tir est parti d’un groupe de militaires. Réunis sur la plage, ils attendent l’ordre d’attaquer le domicile du président, situé à 800 m de là. La veille, des soldats ont été arrêtés en possession d’armes qu’ils avaient camouflées dans des sacs de charbon, ainsi que de tracts fustigeant l’action politique d’Alpha Condé.
3 h 10. Le commandant Alpha Oumar Barry, alias AOB, ex-aide de camp du général Lansana Conté, descend d’un 4x4 militaire en provenance du quartier populaire de Bambeto, voisin de Kipé. Il est en tenue de camouflage. Derrière lui, un soldat porte son fusil-mitrailleur. AOB s’approche des deux sentinelles du poste avancé, à 100 m du domicile présidentiel, au carrefour de l’artère principale de Kipé et de la rue Hô-Chi-Minh. « Bonsoir les gars, on est ensemble », leur lance-t-il. Aussitôt, un autre 4x4, civil celui-là, arrive en trombe depuis la plage et s’arrête à 10 m du poste avancé. Des hommes en treillis, armés jusqu’aux dents, en descendent. Les sentinelles flairent le danger. L’une d’elles tire en l’air pour alerter ses camarades. Le compagnon d’AOB tire à son tour, visant un transformateur électrique. Le secteur est plongé dans le noir. C’est le début des hostilités. Les assaillants affluent par groupes de six à huit, les uns à pied, les autres à bord d’une demi-douzaine de 4x4.
La résidence privée d’Alpha Condé est située sur une pente. À sa gauche, une école privée. Entre cette école et la résidence, une trentaine de soldats dorment sous une tente. En face, derrière une maison inhabitée, un premier immeuble en construction, dont les assaillants prennent possession. Sur la droite, à côté de la demeure d’un couple d’expatriés, au carrefour où se trouve le poste avancé, un second immeuble en travaux sert également d’abri aux rebelles. Un groupe monte au premier étage. En ligne de mire, la résidence présidentielle, bâtie sur 400 m2 et sur trois niveaux. De leur abri, les assaillants distinguent nettement la fenêtre de la chambre d’Alpha Condé. Ils semblent bien connaître les lieux et savoir où tirer.
Le président s’est installé dans cette résidence au lendemain de son investiture, le 21 décembre 2010. Pour des raisons mêlant superstition et caprice, aucun des successeurs de Sékou Touré n’a souhaité résider à Sékoutoureya, le palais présidentiel, situé dans la presqu’île de Kaloum et bien mieux protégé. Ignorant les conseils des experts en sécurité, Alpha Condé a choisi Kipé : « Je suis un homme du peuple. C’est le peuple et Dieu qui me protègent », a-t-il expliqué un jour à un officier des Nations unies. Ses deux aides de camp ont pris leurs quartiers dans une maison annexe, jouxtant le garage à ciel ouvert où stationnent six véhicules, dont le Hummer jaune de campagne de l’ex-candidat du Rassemblement du peuple de Guinée  (RPG, parti au pouvoir).
Les commandants Moriba Camara et Mory Kourouma sont réveillés par les tirs de sommation. Promptement, ils distribuent des armes et des munitions à leurs hommes. Bérets rouges du Bataillon (d’élite) autonome des troupes aéroportées (Bata) et éléments de la garde rapprochée civile du président, ils sont une centaine. Alpha Condé est présent. Mais, pour des raisons de sécurité, il dort depuis quelques jours dans une autre chambre, moins exposée. Réveillé, il allume son ordinateur et regarde les images que lui renvoient les caméras de surveillance. La cour de sa résidence grouille d’hommes en armes. Très calme, il s’empare de ses trois téléphones portables et passe une série de coups de fil.
3 h 40. Une salve tirée par un lance-roquettes antichar fuse de l’immeuble en travaux et endommage la clôture de la demeure des expatriés. L’utilisateur de cette arme lourde, l’adjudant-chef mutin Lama, a manœuvré trop vite. La puissance de son propre tir lui arrache le bras droit. À l’intérieur de la résidence, les moyens de défense sont limités. « Nous n’avions que des fusils mitrailleurs AK 47 et des pistolets automatiques », assure Moriba Camara. Les assaillants, eux, utilisent des armes lourdes. Les deux aides de camp et les responsables de la garde civile rapprochée du président forment un bouclier humain autour du chef de l’État. La première dame est absente. Elle réside habituellement à Mafanco (commune de Matam), dans la première résidence de l’ex-opposant historique, non loin du marché principal de Madina. Les soldats font descendre le président au rez-de-chaussée et le font passer dans la maison annexe. Pendant ce temps, les tirs se concentrent sur sa chambre vide. L’objectif est clair : tuer Alpha Condé.

3 h 50. Un obus de 20 mm souffle la fenêtre de la chambre. L’armoire est pulvérisée, une partie du plafond arrachée. Il n’y a pas encore de renforts. Le camp Alpha-Yaya-Diallo, situé à Gbessia, à quelques encablures de l’aéroport, n’est pourtant pas loin : à moins de dix minutes en pick-up. Certains évoquent une défaillance de communication, d’autres des complicités internes. Une chose est sûre : depuis que Condé a décidé de renvoyer tous les militaires dans les casernes, les procédures ont changé. « Avant de partir en intervention, les soldats doivent en avoir reçu l’ordre. Cette nuit-là, manifestement, certains généraux dormaient ou avaient volontairement fermé leurs téléphones portables », commente un diplomate à Conakry.
À 4 heures, constatant que leur attaque se heurte à une résistance « héroïque » – dixit Condé –, les assaillants changent de tactique. Un groupe monte au deuxième étage de l’immeuble en travaux et tire une roquette. Nouvelle cible : le portail d’entrée de la résidence. Au passage, Bakary Oulen Camara, l’un des fidèles gardes du corps du président, est tué. Un gros trou se forme à côté du portail. Avec leurs fusils à lunette, les rebelles tentent des frappes chirurgicales. La résistance ne faiblit pas pour autant, en dépit des blessés de plus en plus nombreux.
4 h 5. Une dernière salve touche la poudrière située dans la cour. Batourou Doumbouya, l’une des quatre jeunes femmes membres de la garde civile rapprochée présente sur les lieux, est atteinte aux jambes (elle sera évacuée deux jours plus tard sur Rabat) et il n’y a pas de médecin pour prendre en charge les blessés. Des deux fronts – en face et à droite de la résidence –, les tirs se concentrent toujours sur le portail et la chambre.
Des renforts arrivent enfin. Une colonne de pick-up chargés de dizaines de soldats du Bata fonce vers la résidence. De Kindia (à 135 km de Conakry), la deuxième compagnie du bataillon commando Samoroya se met en route. Alertés, les assaillants commencent à lâcher prise. Touché aux pieds, le commandant AOB est immobilisé à quelques mètres de la résidence. Au terme d’une course-poursuite, son véhicule sera retrouvé à Kaloum. Dans le coffre, des munitions, des fusils-mitrailleurs, un lance-missiles, un sac de riz, des amulettes et de la drogue. Il est 6 heures du matin. Le ratissage a déjà permis de capturer une dizaine d’assaillants et de découvrir deux morts parmi eux.
9 heures. Le président s’adresse à la nation, depuis son domicile ravagé. À ses côtés, Mohamed Saïd Fofana, le Premier ministre, presque tous les membres du gouvernement, ainsi que Rabiatou Serah Diallo, la présidente du Conseil national de transition (organe législatif provisoire), et Facinet Touré, le médiateur de la République. Le discours d’apaisement d’Alpha Condé tempère bien des ardeurs. Dans un pays marqué par des clivages ethniques, certains membres des principales communautés commencent déjà à s’accuser mutuellement, prêts à en découdre. Le général Nouhou Thiam, ex-chef d’état-major sous Sékouba Konaté, est appréhendé dans la matinée à son domicile. Il était en délicatesse avec le président depuis plusieurs mois. « Il m’a dit un jour devant témoins : “Toi, si je veux, je peux te bombarder, et il n’y aura rien”, indique Moriba Camara, l’aide de camp du président. On a été effectivement bombardés. »

Midi. Au moment où la sécurité présidentielle croit avoir la situation en main et où le président reçoit des hôtes à sa résidence, dont Jean Graebling, l’ambassadeur de France, le commandant Sidiki Camara, ancien aide de camp de Sékouba Konaté, débarque, flanqué de cinq soldats. « De Gaulle », comme on le surnomme, offre ses services à la garde présidentielle. Celle-ci trouve la démarche suspecte et lui réclame son ordre de mission. Il n’en a pas. Le ton monte. S’ensuit une explication à l’arme automatique. Le garde du corps de François Lonseny Fall, le secrétaire général de la présidence, prend une balle à bout portant. Il décédera quelques heures plus tard. De Gaulle est mis aux arrêts. Ainsi que, plus tard, le lieutenant-colonel Mamadouba Bondabon Camara, le capitaine Mamadou Diallo et cinquante-deux autres militaires et civils. Parmi ces derniers, plusieurs figures de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), le parti du principal opposant, Cellou Dalein Diallo  – à Dakar au moment des faits –, dont son numéro deux, Oury Bah.
Pour Alpha Condé, pas de doute : c’était une tentative d’assassinat. Motif ? « Le président a asséché la plupart des circuits de corruption. Or, des chefs militaires favorisaient des contrats fictifs ou réels et pouvaient toucher jusqu’à 10 milliards de francs guinéens (environ 1 million d’euros) de commissions. D’autres trafiquaient sur les stocks de carburant et les importations de riz. D’autres encore contrôlaient des opérations d’achat d’armes, avec leurs cortèges de rétrocommissions », explique François Lonseny Fall, qui ajoute : « Il y a aussi des civils. Voyez en ville, beaucoup de chantiers sont arrêtés. Il y a eu des marchés surréalistes passés avec des entrepreneurs ou de pseudo-entrepreneurs. Et puis l’unicité des caisses de l’État et la sécurisation de la fabrication des billets de banque n’ont pas fait que des heureux. »
Il semble qu’Alpha Condé ait entrepris de s’attaquer à des « ennemis » – selon ses propres termes – qu’il a peut-être sous-estimés. Les cent quarante-sept impacts de balles, les trois cratères de roquettes, bien visibles sur sa résidence, sont là pour lui rappeler qu’avant lui, Sékou Touré qu’il a combattu, Lansana Conté dont il a été le farouche opposant, et Moussa Dadis Camara qu’il a vivement critiqué, ont échappé à des tentatives d’assassinat. Tous trois en sont sortis indemnes et ont été des dictateurs. Alpha Condé assure qu’il n’en sera pas ainsi de lui. Le déroulement de l’information judiciaire  ouverte par le parquet de Conakry, que le collectif des partis politiques de l’opposition veut « indépendante », sera à cet égard suivi de près.

( Avec Jeune Afrique )
Vendredi 29 Juillet 2011




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