Du voile, des religions et de la laïcité Va-t-on importer au Sénégal cette obsession française récurrente de soupçon et d’interpellation du voile islamique ?


Jean Bauberot, un des meilleurs théoriciens de la laïcité, affirme que la laïcité, c’est avant tout «la neutralité arbitrale de l’État». Il utilise d’ailleurs la métaphore du football pour illustrer le rôle de l’État. L’État est comme un arbitre dans un match. Il court partout sur le terrain. Il surveille le jeu, mais, ne marque de buts pour aucune des équipes, ni n’aide aucune de celles-ci à gagner. L’État, comme l’arbitre de foot, se base sur le règlement qui n’a pas été conçu pour favoriser aucune des équipes.
Les réglements internes de l’école privée catholique Sainte Jeanne d’Arc doivent subir l’épreuve du règlement supérieur qu’est la Constitution souveraine du Sénégal. Cette école appartient ou est gérée par une communauté religieuse catholique, mais, elle ne se définit pas par un projet pédagogique ou de vivre ensemble inféodé à une religion donnée.
Le rôle de l’État sénégalais, qui se dit laïc, est de veiller à la protection de la liberté religieuse, la liberté de croyance. Sous ce statut, il doit protéger le droit  du citoyen d’appartenir ou non à une religion, même de n’appartenir à aucune religion, même de sortir de la religion.
L’État protège l’adhésion à une croyance, mais aussi, la manifestation des actes de croire, la croyance en acte, c’est-à-dire des systèmes d’actions, de gestes qui accompagnent l’expression externe de la foi des individus et des groupes.
Cependant, l’État, garant de l’équilibre social, doit, en même temps, veiller à ce que «le croire en acte», comme par exemple la liberté de culte ou du port des signes de la croyance, ne vienne perturber le fonctionnement général de la société ou le fonctionnement des institutions dans ce qui est leur mission première au service de tous. C’est pour dire que la laïcité ne veut pas dire «une permissivité absolue». Ainsi, le port du signe religieux, même s’il fait partie de l’identité religieuse, n’est pas un droit absolu en tout temps et en tout lieu.
La laïcité n’a pas été pensée pour permettre à un groupe, religieux ou non religieux, dominant ou minoritaire, d’imposer son point de vue. L’argument que j’entends souvent et qui renvoie à un contexte sénégalais où 95% sont musulmans n’est pas satisfaisant. Car, justement, la laïcité a été conçue pour ne pas autoriser la dictature de la majorité sur la minorité.
Cela dit, ceux qui invoquent des troubles du vivre ensemble imputables au port du voile ou qui veulent priver les élèves voilées d’un droit acquis doivent appuyer leurs arguments sur des bases concrètes et irréfutables. Le seul argument qui pourrait justifier le refus du voile serait que les jeunes qui le portent fassent du prosélytisme religieux ou ne répondent pas aux objectifs d’apprentissage, de connaissance et de vivre ensemble de l’institution. Le seul argument, c’est que le port du voile dans l’école engendre réellement un comportement qui va à l’encontre du programme pédagogique, du vivre ensemble, de l’égalité des sexes et du non-respect de l’opinion ou du sacré de l’Autre.  Si l’on ne peut donner une réponse affirmative basée sur des faits attestés et répétitifs, et non pas sur des préjugés, des anecdotes et des approximations, toute mesure d’interdiction peut être perçue comme une attitude de stigmatisation de la religion et de l’identité religieuse des élèves voilées, quelles que soient  leurs origines ethniques ou nationales.
L’interdiction du voile islamique ne devrait pas être nourrie de représentations, de significations du voile, qui ne collent pas à la réalité sénégalaise. Tant que le voile se porte dans le respect de tous et du fonctionnement scolaire, son interdiction est une atteinte aux droits des élèves. Il faut éviter d’opérer un amalgame rapide entre la tenue et le comportement. C’est ce que l’on voit souvent en Occident, surtout en France, alors que les signes de visibilité de l’Islam sont vite interprétés comme les symptômes d’un islamisme, d’un endoctrinement des jeunes, et même d’une radicalisation.

Va-t-on importer au Sénégal cette obsession française récurrente de soupçon et d’interpellation du voile islamique ?
Ce qui se déroule sous nos yeux nécessite une prise en charge sérieuse pour apaiser les tensions et pouvoir ensemble passer à l’avenir et au devenir ensemble. Les polémiques récentes et la levée de boucliers devant ce qui serait une provocation du lobby LGBT, l’affaire de la pharmacie Guignon, tout cela illustre une sensibilité à fleur de peau et témoigne d’inquiétudes identitaires religieuses que nous ne connaissions pas dans notre pays.
De quoi est symptomatique cette situation ?
Des théories complotistes sont évoquées ci et là, ainsi que des remarques sur des tentatives de perturbation de notre cohésion sociale et de notre paix religieuse, sociale et politique. Il y a là, en tout cas, une situation nouvelle qui demande une profonde analyse.
L’éducation au vivre ensemble dans la visibilité et le respect des différences religieuses est un enjeu de la citoyenneté. Par ailleurs, la recherche universitaire devrait pouvoir contribuer à dissiper  les opacités et participer à un débat informatif serein pour asseoir  des solutions pérennes. Car, des  opacités, il y en a. Et des chercheurs compétents dans les universités au Sénégal, il y en a. Avec un collègue de l’Ifan, Mouhamed Abdallah Ly, nous avions, dans un article précédent, attiré l’attention sur un phénomène peu encore analysé, même dans la littérature scientifique : l’installation de l’islamophobie à l’interne, c’est-à-dire l’islamophobie en terre musulmane. La construction des discours négatifs, de stigmatisation, de rejet de l’Islam en Occident a un écho sur les minorités religieuses installées en pays musulmans. Nous relevions, même si notre démarche est encore exploratoire, l’intériorisation chez ces minorités de préjugés sur l’Islam qui n'ont rien à voir avec leurs vécus quotidiens. Nous avancions  aussi que ces discours exogènes islamophobes, mais aussi des radicalisations djihadistes violentes dans quelques pays voisins, et des accusations devant les  tribunaux sénégalais de présumés djihadistes, ont pu construire une angoisse chez quelques catholiques, et les rendre réceptifs à la fabrique médiatique et politique d’une peur de l’Islam. Ces discours de stigmatisation, de rejet parfois sans nuance de l’Islam et des musulmans, ne sont pas sans heurter ces derniers   qui peuvent se sentir caricaturés chez eux par des perceptions décalées, importées qui ne reflètent pas l’ouverture et la flexibilité de notre vivre ensemble.
 
Par Khadiyatoulah Fall
Professeur, chercheur
CERII/CELAT
Québec
 

Vendredi 13 Septembre 2019
Dakar actu




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