Wade entre dignité et légitimité


Il y a moins d'un an, le président sénégalais, Abdoulaye Wade, et les principales capitales occidentales, notamment Paris, Londres et Washington, émettaient sur la même longueur d'ondes au sujet de la crise libyenne et de la démocratie. Avec ce franc-parler déroutant qu'on lui connaît, il se faisait passer, sans le dire, pour le porte-parole de l'Alliance atlantique alors que celle-ci accomplissait avec rigueur et détermination sa mission de chasser du pouvoir, y compris en lui ôtant la vie, l'ex-dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi. C'est presque déjà de l'histoire ancienne, on le sait, puisque l'ex-guide la Jamahiriya libyenne avait fini par céder sur les deux points: il ne put ni conserver le pouvoir ni préserver sa propre vie.

Ironie du sort, le Togo a beau se situer loin du Sénégal, il fait bien partie de cette vaste sous-région d'Afrique de l'ouest qui abonde d'anecdotes. On prête, en effet, au défunt président togolais, Gnasingbe Éyadema, une réflexion qui doit tirer toute sa substance de la sagesse africaine: quand la maison du voisin brûle, il ne faut pas jouer les spectateurs ou les donneurs de leçons; il faut apporter de l'eau pour éteindre le feu. Le propos est cité de mémoire mais il n'empêche que la situation actuelle du Sénégal présente de fortes ressemblances avec la révolte libyenne de l'année dernière.

Il convient, cependant, sur les deux cas, de relever la nuance. En Libye, Mouammar Kadhafi était au pouvoir depuis 42 ans, avec un handicap majeur lié au fait que le système politique sur place n'autorisait pas une alternance au sens démocratique du terme. L'ex-guide a pu souffrir d'une sorte de sclérose, n'imaginant certainement pas, en l'absence de concurrent réel, qu'un autre Libyen pouvait, sans son aval, prendre en mains les destinées du pays. Au Sénégal, Abdoulaye Wade, lui, exerce le pouvoir depuis douze ans, sachant qu'il y est arrivé par les moyens légaux du fait de l'expérimentation, par son pays, d'un système politique qui recourt au suffrage universel pour choisir ses dirigeants.

Tout compte fait, le premier exemple est celui d'un régime attardé par son mode de fonctionnement, donc fermé à toute ouverture, le second celui d'un système politique fondé sur un perpétuel renouvellement. C'est à peu près le message que le président Wade avait porté à Mouammar Kadhafi lorsqu'il se rendit à Tripoli le rencontrer, à savoir qu'il y avait mieux à faire pour lui de s'en aller que de s'éterniser au pouvoir contre la volonté de son peuple.

Sans renier le fait que les Libyens en avaient assez d'un pouvoir sous lequel ils étaient interdits de parole, on ne peut pas dire que la rébellion du Conseil national de transition ait bénéficié dès son éclatement de l'appui de tout le pays. C'est bien, en effet, une minorité « agissante » qui finit, à force de pressions, d'entraîner toute la Libye dans la spirale de la révolte. Le reproche fait alors à Kadhafi était principalement d'avoir lancé ses soldats contre les manifestants et de s'être obstiné à conserver un pouvoir qui lui échappait.

Dans la situation actuelle du Sénégal, marquée par des manifestations de rue qui touchent plusieurs villes du pays, ce qui compte pour le président Abdoulaye Wade ce n'est pas son droit de se présenter à l'élection présidentielle du 26 février comme l'y autorise la Cour constitutionnelle sénégalaise. Ce qui compte le plus pour lui, maintenant que le Sénégal enregistre ses premières victimes issues des affrontements entre la population et les forces de l'ordre, c'est de choisir entre la dignité et la légitimité.

La première notion renvoie à quelque chose d'abstrait, de difficilement quantifiable mais forte de bon sens; la seconde est à la fois absolue, presque têtue, parce que juridique et donc hostile à toute idée de partage. Lorsqu'il se rendit ensuite à Benghazi, le bastion de la rébellion libyenne, Me Wade déplorait le fait que l'ex-guide libyen n'avait pu intérioriser l'idée de s'incliner avec dignité même si, notamment, il pouvait opposer à sa traque le fait de n'avoir pas perdu une quelconque bataille juridique. Le même discours que répétaient à l'envie Paris, Londres et Washington, capitales avec lesquelles les plus hautes autorités sénégalaises semblent brouillées depuis la validation de la candidature du président sortant par la Cour constitutionnelle. Quand la maison du voisin brûle...


Les Dépêches de Brazzaville
Lundi 6 Février 2012
Fidèle GUINDOU