La route cahoteuse de Conakry a laissé la place à une piste de latérite ravinée par les orages d'hivernage, puis à un fouillis de broussaille. Remonter le fil de la vie d'émigrée de Nafissatou Diallo, la jeune Guinéenne qui, à New York, accuse Dominique Strauss-Kahn, conduit à une prairie verdoyante où bondissent des singes sauvages. Là, après douze heures passées à ruser avec les ornières, le pick-up s'immobilise au cœur du Fouta Djallon, le pays peul. Le bout du monde ? Oui. Le "Cœur des ténèbres" africain ? Non : des collines luxuriantes dévorées par les manguiers, les bananiers et parsemées de villages aux cases coiffées de chaume. Nulle trace d'un drame.
Pourtant, au bout du sentier qui descend vers le minuscule village de Tchakulé, au creux d'un vallon, Mamoudou Diallo, le seul frère de la jeune femme vivant dans la maison familiale, est effondré. "Je n'ai aucune nouvelle de ma petite sœur. On ne me dit rien et le peu que j'apprends me tue à petit feu. Je souffre beaucoup", répète ce quinquagénaire en boubou caramel, brandissant des prescriptions contre l'hypertension. La maison de crépi ocre et vert, l'une des rares construites en dur, ne possède ni l'eau ni l'électricité, mais elle a fière allure avec sa balustrade à colonnettes. Mamoudou Diallo l'a financée grâce à ses revenus d'émigré, au Gabon et en Angola.
Le jour où "c'est" arrivé à New York, il était parti à Labé, la ville voisine, pour acheter des cadeaux de baptême : ses deux épouses venaient d'accoucher à quelques jours d'intervalle. Le "problème" de sa sœur, il ne l'a appris qu'une semaine plus tard, quand des journalistes de Conakry ont débarqué à Tchakulé. Depuis lors, Mamoudou Diallo sent "Nafi" en danger et souffre de vivre en retrait du monde. Il a "19 de tension" et ne peut plus grimper sur la colline d'où il pouvait capter un signal pour son téléphone portable. D'ailleurs, les numéros de sa sœur ne répondent plus. La radio, il dit avoir cessé de l'écouter depuis qu'elle donne de"mauvaises nouvelles".
FRÈRE BLESSÉ
"Je ne peux pas quitter mon village, alors que le problème me concerne et que je devrais assister au procès", se désespère-t-il. Que dirait-il aux juges américains ? Qu'il est "impossible" qu'un membre de sa famille ait perçu de l'argent de la drogue. Et que, "si [sa] sœur avait voulu de l'argent [de DSK], elle n'aurait rien dit".
Blessé, il l'est d'abord en sa qualité de frère. Il s'était réjoui de son départ, en 2002, au point de contribuer aux "2 millions de francs CFA" (3 000 euros) qui avaient permis de lui offrir un "vrai visa américain", explique-t-il sans donner plus de détails sur le filon utilisé, "connu de tous à l'époque".
Surtout, il se sent responsable de la moralité de Nafissatou, qu'il avait initiée au Coran. "A chaque fois qu'elle changeait de travail, elle me demandait mon avis par téléphone. S'il ne s'agissait pas de vendre de l'alcool, je lui donnais mon feu vert."Que sa sœur ait pu se remarier sans son consentement dépasse son entendement : "Chez nous, tu ne t'adresses pas à la fille pour l'épouser, mais à son père. Or il est mort et m'avait désigné pour lui succéder."
Vu de Guinée, Mamoudou Diallo pourrait ne vivre qu'un drame classique de l'immigration où les cultures s'écartèlent au point que de proches parents ne se comprennent plus.
TOUR POLITIQUE
Mais l'affaire est en passe de prendre un tour politique. Car Nafissatou est issue de la communauté peule, qui a souvent servi de bouc émissaire, en particulier lors de l'élection présidentielle de novembre 2010. Après cinquante-deux ans de dictature, elle a été remportée par le vieil opposant Alpha Condé, au prix d'une campagne anti-peule d'une rare violence.
A Tchakulé, Mamoudou Diallo se sent abandonné par le gouvernement guinéen."Personne ne m'a contacté", se lamente-t-il. Son cousin Tidiane Diallo lâche : "Si Nafissatou avait été malinké ou soussou, le président s'en serait occupé." Les propos du président guinéen mettant sur le même plan sa "grande tristesse" pour DSK du fait de "l'appartenance de [son] parti à l'Internationale socialiste" et son émotion de voir "une compatriote" en difficulté, ont choqué nombre de Guinéens. Ils reprochent à M. Condé d'avoir jugé plus important d'afficher sa proximité avec un puissant, que de mettre en œuvre sa promesse d'"apporter son assistance" à Nafissatou.
"Les Peuls pensent que Nafissatou est une victime ; les Malinkés que c'est une menteuse, résume un journaliste guinéen. L'affaire ajoute une goutte d'eau dans le verre des querelles ethniques déjà plein." Tant que la justice américaine semblait avoir pris le parti de la femme de chambre, l'opposition guinéenne (largement peule) n'a pas cru utile d'intervenir.
Elle pourrait changer d'avis. Nafissatou Diallo risque d'"être utilisée pour conforter les campagnes racistes qui font de la femme peule une fille facile, incapable d'engendrer un chef", prévient Oury Bah, numéro deux du principal parti d'opposition, alors que des législatives à haut risque sont prévues en novembre.
DÉBAT SUR LA CONDITION DE LA FEMME AFRICAINE
Nafissatou est désormais devenue un emblème. "Si par malheur elle a menti, on ne prendra plus jamais au sérieux une Africaine qui se plaint d'avoir été violée", s'inquiète Chantal Colle, femme d'affaires et égérie de l'ancien régime. Ce doute expliquerait aussi pourquoi, le jour des révélations du New York Times, Makalé Traoré, ancienne directrice de campagne d'Alpha Condé, a renoncé à rendre public l'appel à "soutenir Nafissatou Diallo, une compatriote qui traverse une épreuve difficile".
L'affaire DSK, en révélant l'ampleur du fossé entre la condition de la femme africaine et celle de sa compatriote émigrée, a ouvert un débat inédit en Guinée. Tandis que des étudiantes revendiquent publiquement le droit des femmes à choisir leur partenaire, d'autres femmes, nettement plus nombreuses, manifestent leur incompréhension : "Coucher avec un homme riche est largement considéré comme une chance, témoigne un fin observateur de la société guinéenne. Une femme m'a dit : 'Si j'avais eu la chance de tomber sur ce Strauss-Kahn, je ne l'aurais pas crié sur les toits : je lui aurais plutôt fait construire des routes pour désenclaver mon village'."
L'incompréhension manifestée par Yayi (nom modifié), femme de chambre auNovotel de Conakry, est d'un autre ordre. "Des clients ont tenté avec moi,témoigne-t-elle dans sa combinaison orangée rehaussée de motifs africains. Mais si on ne veut pas, ça ne se fait pas. Quand je travaille, la porte est grande ouverte. Et je ne leur donne même pas le temps de la fermer. D'ailleurs je suis pressée de terminer. J'ai 14 à 16 chambres à faire chaque jour."
Philippe Bernard