Une autre littérature est-elle possible au Sénégal ?

« Se contenter de ce que l’on a est trop ordinaire pour se justifier devant l’admirable principe de ce que l’on veut » Serigne Cheikh Tidiane Sy


Cette pensée mise en exergue n’est  pas un choix tendancieux, elle vient d’un éminent littéraire. L’un des plus grands poètes de notre temps selon des « connaisseurs libres » de la langue arabe. Mais le problème est que cet homme a écrit essentiellement en Arabe à part ses discours exprimés en langue  française, une langue qu’il maitrise bien. Mais cela ne devrait pas être un problème au Sénégal où l’Arabe a préexisté au français. Pourtant c’est un problème ! A cause de la centralité hégémonique du français toute une littérature, produite sur la terre du Sénégal est ignorée par les francophones. Une littérature écrite en Arabe et en « Ouolofal » qui mérite d’être compulsée, remise au gout du jour parce qu’elle appartient à notre patrimoine intellectuel et artistique au même titre que la littérature  d’expression française. L’histoire de la littérature mondiale est faite de créations et de découvertes ; depuis toujours, des batailles épiques ont opposés les acteurs du « monde littéraire », des querelles tendancieuses et autres critiques d’école sur fond de « Défense et illustration de la culture ».
Devrons-nous nous contenter de cette littérature Sénégalaise d’expression française qui a produit des plumes alertes comme celles de Léopold Senghor, Birago Diop ou David Diop ? Se suffire de cette littérature bien africaine mais exprimée en langue française serait une paresse intellectuelle pour un chercheur, une attitude bien ordinaire pour un lecteur et un manque d’ambition voire une injustice pour les « acteurs culturels ». Un projet culturel digne de ce nom a ceci de particulier d’avoir le souci d’embrasser toute la culture du pays dans une dynamique pluraliste. Nous avons malheureusement hérité de la France, le jacobinisme et le système assimilationniste  au détriment du modèle de société pluraliste  appelé multiculturalisme par ailleurs.
 
Vous aurez compris sans nul doute qu’aucune littérature n’est innocente. Même si les écrivains dans leur grande majorité sont des êtres « candides » et sincères, ils échappent difficilement à l’hégémonie culturelle. Lorsqu’ au 16ème siècle Joaquim Du Bellay s’est fendu en un texte mémorable pour faire comprendre définitivement aux anciens que la langue française est suffisamment adulte et mature pour porter les grandes idées comme la poésie et la philosophie, il a fait œuvre pionnière. Son fameux « Défense et illustration de la langue française » est en vérité un texte politique même s’il fait manifestement office de manifeste littéraire. A l’époque on attribuait exclusivement et abusivement au Grec et au Latin le statut de langue de l’esprit. Le français était considéré comme une langue vulgaire. Du reste aucune culture n’échappe à cette classification tendancieuse mais surtout affective. Au Sénégal, par exemple, la langue arabe est appelée « langue de la sagesse ». L’arabe et le ouolof, deux langues qui ont été le moyen d’expression d’une myriade d’écrivains au Sénégal.
Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy qui est un poète éclectique est l’auteur d’une œuvre complexe par sa thématique diversifiée. Peu de sénégalais surtout les francophones qui n’ont pas accès à son œuvre ignorent qu’il a écrit une étrange oraison poétique dédiée à Aldo Moro, l’ancien « premier ministre » d’Italie enlevé et exécuté par les brigades rouges et une Ode consacrée à Samy Davis Junior, le grand artiste noir américain. Mais son chef-d’œuvre reste le fameux « Fa ileyka », une transe poétique consacrée à son homonyme. A  ce sujet, il faut dire que la poésie sénégalaise d’expression arabe est essentiellement hagiographique, mais non exclusivement. Il existe des poèmes profanes aux préoccupations « terrestres » qui abordent des thèmes aussi actuels que la bonne gouvernance. On les retrouve notamment chez un autre grand poète, un artiste « méconnu », il s’agit d’ El Hadji Abdoul Aziz Sy. Ce grand homme est de l’avis des spécialistes non seulement un poète classique mais un artiste en d’autres genres. C’est lui qui aurait inventé la fameuse mélodie du « bourde » qu’il déclamait lui-même en compagnie de Serigne Moustapha Sy Djamil, sous l’ombre de Serigne Babacar Sy. Son fameux « Ouolofal » lancé en direction des gens de ce bas monde, ceux qui ont la lourde responsabilité de diriger les affaires des hommes, sonne encore à nos oreilles. Il avait l’art d’allier le ouolof et l’arabe dans un même vers  en respectant la métrique arabe, chose très difficile. Il l’a certainement « hérité » de son maitre Serigne Hadi Touré, un poète étrange dont les textes en ouolof et en Arabe sont « redoutables » par leur classicisme et leur tonalité lyrique. Le liminaire de son long poème didactique consacré au rituel du Hadji est d’une particularité telle qu’elle fait d’abord allusion à la beauté de la femme africaine dont la noirceur des incisives tatouées détonne sur la blancheur des dents. Une image qui renvoie à la noirceur « Kaaba ». C’est le fameux « Hazal » de Serigne Hadi Touré. La « Kaaba » est aussi éternelle  que la beauté de la femme est périssable voulait il dire ! Son disciple, Serigne Abdou Aziz Sy n’a écrit que des chefs-d’œuvre dont une transe jubilatoire écrite au Maroc près du tombeau de son Grand Maitre. Que dire du Cheikh Ibrahim Niasse de Kaolack ? Son grand intérêt pour les affaires du monde lui ont fait écrire un texte courageux à l’époque coloniale intitulé : « L’Afrique aux africains ». Sa poésie mystique reste l’une des œuvres les plus ésotériques du Sénégal. Son grand frère, El Hadji Muhamed Khalifa Niasse(Le père de Sidi Lamine Niasse) est considéré dans le monde arabe comme l’un des plus grands poètes au sud du Sahara.
Parler de la littérature Sénégalaise sans mentionner Khaly Madiakhaté Kala (1835-1902) est une faute grave et une ignorance honteuse. C’est le plus illustre des poètes connus de l’espace Ouolof. Ecrivain, philosophe, grammairien et jurisconsulte surdoué, il a fait montre dans ses écrits d’une finesse d’esprit inégalée et d’une grande sagesse. D’autres poètes ouolof suivront comme son fils Serigne Mbaye Diakhaté et le célèbre Serigne Moussa Ka. Des poètes à l’œuvre méconnue comme Serigne Cheikh Tioro Mbacké sont notables par leur immense talent. Ce dernier est l’auteur d’une lancinante oraison funèbre dédiée à El Hadji Malick Sy. Serigne Mbacké Bousso quant à lui a communément « pleuré » la disparition d’El hadji Malick Sy et Mame Abdoulahi Niasse dans une complainte élégiaque magnifique.  Des disciples entonnent souvent des vers sans même savoir qu’ils ont été écrits par Cheikh Moussa Kamara du Fouta(1864-1945), l’un des plus grands savants que la terre du Sénégal ait porté. C’est une encyclopédie dont les œuvres sont étudiés jusqu’au brésil. Méconnu au Sénégal, ses écrits ont été classés entre la littérature, l’anthropologie, l’histoire, la sociologie etc. Jusqu’à présent toute son œuvre n’a pas été compulsée tellement elle est diverse et variée.
 Il y a dans la littérature Sénégalaise d’expression arabe un phénomène que l’on ne trouve pas dans l’espace francophone : C’est l’existence de véritables écoles esthétiques. Des traditions littéraires en quelque sorte. Tivaouane est certainement une école littéraire et oratoire. Non loin,  à Thiès, résident les frères Ibn Arabi Ly et Zoune Noune Ly fils de Cheikh Oumar Foutihou Ly. Tous les arabophones férus de poésie sont communément d’accord que l’on peut parler de l’école de Thiès avec ces deux virtuoses de la poésie.  Nous pouvons aussi parler de l’école du Ndjambour qui est une excroissance de Tivaouane avec « les frères Gaye ». En effet Cheikh Tidiane Gaye et ses frères Djibril et Abdou Karim sont à eux seuls une école littéraire par leur talent. Ils ont grandi à l’ombre d’un autre grand poète Serigne Abbas Sall. Cheikh Tidiane Gaye est l’un des meilleurs poètes de sa génération. Polémiste redoutable à la plume acerbe, il a croisé le fer avec d’autres tendances hostiles au soufisme. Il est décédé le 07 Janvier 2011. A Saint-Louis, on doit à Serigne Madior Goumbo Cissé qui n’a vécu que quarante cinq ans (1848/1893) deux célèbres et longues hagiographies dédiées au prophète Muhammad (PSL). A propos d’El Hadji Muhamed Bouna Kounta de Ndankh, aux confins de Ngaye Mékhé, son épigramme contre la ridicule préciosité des femmes mondaines a fait date. Poète surdoué, orateur hors pair, ses œuvres vont des panégyriques « sacrés » à la satire sociale.
Quant à El Hadji Malick Sy, Cheikh Ahmadou Bamba et leur ancêtre El Hadji Oumar qui a fait l’histoire et écrit l’histoire, leurs œuvres ne sont plus à présenter.
Tout cet univers « paradisiaque » serti essentiellement de poésie, cet « embouteillage » d’écrivains méconnus pose entre autres la lancinante question de la traduction et de la critique littéraire. Il existe des prix Nobel qui ont écrit en suédois ou en provençal ! Si les japonais Yasunari Kawabata et Kenzaburo Oé, les chinois Luxun et Mo Yan sont mondialement lus c’est grâce à la traduction. Shakespeare a écrit dans un anglais presque archaïque mais il est vénéré jusqu’en Chine. Les grands écrivains sénégalais cités dans ce texte sont par ailleurs victimes de l’extrême sacralité dont leurs  œuvres sont frappés. Ainsi, elles échappent à l’exégèse, à la glose et surtout à la critique littéraire indispensable pour vulgariser toute œuvre digne de ce nom. Imaginez-vous le jour où le pont sera jeté en la francophonie, l’arabophonie et surtout les langues nationales dans une osmose créatrice ! Cela ne peut se faire qu’à travers une politique culturelle qui tienne en compte la traduction et l’édition en d’autres langues. UNE AFFAIRE A SUIVRE !

Khalifa Touré

 
 
 
Jeudi 28 Novembre 2013
Daddy Diop