Sénégal : Wade peut-il encore gagner en 2012 ?


Un parti divisé, une opposition remontée, une révision constitutionnelle avortée… À cinq mois de la présidentielle, rien ne va plus dans le camp d'Abdoulaye Wade, président du Sénégal. Et pourtant, tout n’est pas perdu.
Est-ce une maladie du pouvoir ? Dans l’entourage du président sénégalais, le doute n’est visiblement pas permis : à bientôt 86 ans, Abdoulaye Wade, c’est une certitude, sera réélu l’année prochaine pour un troisième mandat. Certains pensent même qu’il n’y aura pas de second tour et qu’au soir du 26 février, dans cinq mois tout juste, « Gorgui » rempilera triomphalement pour sept ans. Aveuglement ? « Les données dont nous disposons nous rassurent », rétorque El Hadji Amadou Sall. L’ancien ministre de la Justice est aujourd’hui le porte-parole du candidat Wade. S’il ne veut pas dévoiler la nature de ces « données », il assure que « la différence avec les adversaires est énorme ». La victoire, à l’entendre, est acquise.
Pourtant, à Dakar, bien peu de monde est de cet avis. Les opposants ne sont pas les seuls à se demander comment, malgré toute son expérience, Wade pourrait s’en sortir cette fois. Le seul sondage digne de confiance, réalisé à Dakar et dans sa banlieue par le cabinet Moubarack Lô, le donnait il y a un an en ballottage défavorable face à son ancien Premier ministre Macky Sall (Alliance pour la République). Un an ? Une éternité. La météo était alors clémente. Le président avait bien essuyé quelques bourrasques, mais rien de grave. Rien à voir en tout cas avec la tempête qu’il a dû affronter ces derniers mois : multiplication des délestages qui mettent en colère les Dakarois ; révision avortée de la Constitution ; violentes manifestations des 23 et 27 juin ; dissensions au sein de son parti ; accusations de Robert Bourgi (qui a fini par se rétracter, NDLR), un ami de la famille ; révélations de WikiLeaks ; multiplication des attaques contre son fils, Karim… Celui qui a longtemps joué au chef d’orchestre de la vie politique sénégalaise semble avoir perdu la main.
Opposition requinquée
En juin, en voulant instaurer un ticket présidentiel et le quart bloquant, puis en capitulant face à la mobilisation, Wade a bien malgré lui requinqué l’opposition. Benno Siggil Sénégal, une coalition de trente-six partis, était à l’époque au bord de l’implosion, incapable de s’entendre sur une candidature unique. Le projet du président l’a ressoudée. Un mouvement plus large encore, le M23, est né sur les cendres des pneus incendiés le 23 juin. Outre les partis d’opposition, il rassemble des ONG qui n’avaient jusque-là pas pris position, des mouvements de la société civile et des artistes autour d’un objectif, un seul : faire en sorte que Wade ne se représente pas. Même Youssou Ndour, la star internationale – son ancien protégé –, lui a tourné le dos.

On parle déjà du « Toxxu »
Cette défection n’est ni la première ni la dernière. Ce n’est pas encore la trans­humance des années 2000, lorsque des centaines de cadres socialistes avaient rejoint le nouveau président à la faveur du sopi (« changement »). Mais à Dakar, on parle déjà du toxxu (« déménagement »). Macky Sall, qui multiplie les appels en direction de ses anciens compagnons du Parti démocratique sénégalais (PDS), qu’il a quitté en décembre 2008, ne s’en cache pas : il continue d’avoir d’excellentes relations avec de nombreux élus libéraux. « Ils sont nombreux à attendre de voir ce qui va se passer, mais ils sont prêts à nous rejoindre », affirme un de ses collaborateurs.
Quant à Idrissa Seck, l’ancien bras droit exclu du parti en avril dernier, quelques jours après la défection d’Aminata Tall, l’ex-secrétaire générale de la présidence (tous deux se sont déclarés candidats), il a déjà « piqué » des alliés de poids au président. Outre Robert Bourgi, dont il s’est rapproché, il y a là El Hadji Diouf, le leader du Parti des travailleurs et du peuple, Serigne Mamoune Niasse, du Rassemblement pour le peuple, Ababacar Diop, l’ancien coordinateur de la Cellule initiatives et stratégies (CIS) du PDS, et Lamine Ba, qui n’est autre que le vice-président de l’Internationale libérale. D’autres, s’ils ne l’ont pas fait d’ici là, se lanceront le jour de l’élection.
« Nous sommes extrêmement déçus », explique Assane Sindi, premier adjoint au maire (PDS) de Goudomp, en Casamance – un des bastions des libéraux. « Le parti ne nous consulte jamais. Nous sommes favorables à une alternance générationnelle. Le 26 février, nous serons nombreux en Casamance à voter pour Seck. »

Aujourd’hui, le PDS « est un navire à la dérive », note un de ses militants. « Il s’y dégage comme une odeur de fin de règne. » Les démissions, les petites phrases dans la presse et les lettres ouvertes se sont multipliées ces dernières semaines. Membre du comité directeur, le constitutionnaliste Doudou Ndoye a réclamé des primaires. Selon lui, « Wade a fini son temps ». Pour Ousmane Diouf, secrétaire administratif du PDS à Fatick, il « n’a plus le pouls du parti ».
Pour l’opposition, Wade ne devra son salut, si salut il y a, que grâce à la fraude. Chez ses partisans, on estime que la victoire passe avant tout par la fin des coupures d’électricité. « C’est la priorité numéro un », convient son porte-parole. Charge au ministre de l’Énergie, Karim Wade, de régler le problème avant la fin de l’année. Le président devrait en outre jouer la carte de la « crédibilité », en mettant en avant les nombreuses réalisations (corniche de Dakar, autoroutes, aéroport) de son règne.
Cadeaux
En coulisses, c’est toutefois sur un autre registre que le président a mis l’accent. Un domaine qu’il maîtrise à merveille : ce que son ministre Mamadou Diop nomme « les instances de légitimation ». Ce sont les chefs de village, les chefs religieux, les groupements de promotion des femmes… Wade, insiste Diop, a un avantage de poids sur ses adversaires : quarante années de politique lui ont donné une « parfaite connaissance du Sénégal et des Sénégalais » ; onze ans de règne lui ont fourni les moyens de répondre à leurs attentes.
L’offensive a débuté mi-juillet, lorsqu’il a promis aux quelque 20 000 chefs de village que compte le pays moult cadeaux : un salaire compris entre 50 000 et 70 000 F CFA (entre 76 et 107 euros environ), des billets pour La Mecque, des diplômes… Succès assuré. Puis il s’est rendu à Touba, le haut lieu du mouridisme, la plus influente des deux principales confréries du pays. Il y a rencontré le khalife général des mourides, Serigne Cheikh Sidy Mokhtar Mbacké. Une semaine plus tard, il était imité par des représentants de la Cap 21 (la coalition de partis soutenant sa candidature), puis par Ousmane Ngom.
Depuis, il drague les marabouts les plus influents, à commencer par Cheikh Béthio Thioune. Le guide des thiantacounes compte des dizaines de milliers de disciples de par le monde. Un mot et, assure-t-il, tous voteront pour son candidat. En 2007, il avait soutenu Wade. Mais les deux hommes sont brouillés depuis. En août, ils se sont rabibochés. « Je passe l’éponge sur nos différends », a annoncé Thioune. Le marabout dit attendre une consigne de Touba. Si elle ne vient pas, il choisira lui-même son candidat. Mais rien ne dit qu’il soutiendra Wade. En août, il a également fait la paix avec Idrissa Seck…
« Wade entretient des relations étroites avec les chefs religieux », indique un proche. Le porte-parole des tidianes, la confrérie la plus représentative, est un ami, rappelle-t-il. L’ancien khalife des mourides l’était également. Mais, en misant sur les pouvoirs traditionnels, « Gorgui » prend un risque. Celui de l’anachronisme. « Le Sénégal a évolué, explique l’islamologue Abdoul Aziz Kébé. Le ndiguël [consigne de vote émise par les religieux, NDLR] ne fonctionne plus comme avant. Les Sénégalais sont de plus en plus jeunes, et de plus en plus urbanisés : ils sont devenus des citoyens avant d’être des talibés. » Quant aux chefs religieux, ils ne veulent plus se mouiller, « de peur d’être désavoués par le peuple ».
Allégeance
Wade prend un risque aussi parce qu’il n’est pas certain que son entreprise de charme fonctionne. À Touba, on rappelle que les promesses du président n’ont pas toutes été tenues. Il y a cinq ans, il avait annoncé des travaux titanesques dans la ville sainte. « Des chantiers ont vu le jour, mais on est loin du compte », avoue un élu local, pourtant membre du PDS. L’actuel khalife des mourides a par ailleurs décidé de se tenir en retrait de la politique. Il aurait fait passer ce message à Wade : « Ne demandez plus rien. »
Quant aux tidianes, ils en veulent au président d’avoir longtemps favorisé les mourides. En juin 2007, l’ambassadeur américain avait rencontré leur porte-parole, qui lui aurait fait part – selon un câble diplomatique révélé par WikiLeaks – du mécontentement des membres de la confrérie, « frustrés » par les nombreuses marques d’allégeance (symboliques et financières) de Wade envers les mourides. Mais il est vrai que, à l’époque, le président – il l’avait affirmé publiquement – pensait entamer son ultime mandat. C’était même une certitude.
À couteaux tirés
Dans les coulisses du parti qui a porté Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000, on s’affronte déjà pour sa succession.
À quelques mois de la présidentielle, le Sénégal en général et la banlieue dakaroise en particulier font figure d’arène où s’affrontent, presque chaque week-end, les différentes tendances du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir). Chefs d’institution, ministres ou militants… tous y participent. Mais si pour les uns il s’agit de jurer fidélité à Abdoulaye Wade, pour les autres l’enjeu est ailleurs : une guerre de (re)positionnement a bel et bien lieu. Elle oppose le président du Sénat, Pape Diop, à celui de l’Assemblée nationale, Mamadou Seck.
Ex-maire de Dakar et dauphin constitutionnel de Wade, Pape Diop est tombé en disgrâce depuis la défaite de Karim Wade aux municipales de 2009. On lui reproche de n’avoir rien fait pour soutenir le fils du chef de l’État, candidat à Dakar, et de profiter de l’impopularité de Karim pour consolider sa position. À ses côtés : le député Moussa Sy, qui, lors des émeutes du 23 juin, s’est opposé au projet de réforme constitutionnelle ; Samuel Sarr, ex-ministre de l’Énergie, hostile à Karim Wade malgré une réconciliation de façade ; Cheikh Tidiane Sy, titulaire du portefeuille de la Justice, ou encore Pape Samba Mboup, le chef de cabinet du président. Peu enclin aux déclarations fracassantes, Pape Diop s’est entouré de fidèles toujours prêts à monter au créneau.
Arrivé au perchoir après le départ de Macky Sall, en 2008, Mamadou Seck occupe de fait la place de numéro deux du parti. Il y a quelques mois, Abdoulaye Wade l’a chargé de superviser le renouvellement des instances du puissant Mouvement national des femmes libérales, dirigé par Awa Diop, et de l’incontournable Union des jeunesses travaillistes libérales (UJTL), emmenée par Bara Gaye, un militant actif de la Génération du concret (GC, mouvement créé par Karim Wade).
Dauphin
Au sein du parti, certains reprochent à Seck d’être un pion du fils du chef de l’État, et l’animosité entre lui et Pape Diop s’est renforcée quand le pouvoir a voulu instaurer le ticket présidentiel. Mamadou Seck, dit-on à Dakar, aurait été fait vice-président et serait devenu le dauphin constitutionnel de Wade… au détriment de Diop. Mais le PDS devra aussi compter avec le Premier ministre et directeur de campagne de Wade, Souleymane Ndéné Ndiaye, et avec le ministre de l’Intérieur, Ousmane Ngom. Ils sont autant de futurs leaders potentiels. À moins qu’ils ne rejoignent le clan d’Idrissa Seck… Officiellement, le retrait du candidat du Sopi n’est pas à l’ordre du jour, mais, en coulisses, la question fait débat. « Si le Vieux ne se débarrasse pas de Karim, il perdra. Ce sera alors l’implosion », analyse un cadre du parti. Mais, en attendant, il reste bien le seul maître à bord.
___
Cécile Sow, à Dakar

Mardi 4 Octobre 2011