SOCIÉTÉS ÉCRANS, MONTAGES AU PANAMA, LIAISONS DANGEREUSES DE L’EX DG... : La face cachée de Senhuile-Senethanol

Une deuxième enquête de l’Ong Grain et d’organismes indépendants italiens donnent encore des réponses sur les dessous complexes du montage de Senhuile-Senethanol en plus de révéler les liaisons douteuses de certains précurseurs du projet dont l’ancien Directeur général, Benjamin Dummai, qui tente aujourd’hui de se donner le beau rôle après avoir été relevé de ses fonctions et écroué pour des malversations présumées. Libération a parcouru le document.


En 2010, Senethanol S.A, une société montée à Dakar par des investisseurs sénégalais et étrangers, signait un bail pour 20 000 hectares de terre avec la communauté rurale de Fanaye, dans le Nord du Sénégal.
Objectif du projet : cultiver la patate douce pour la production de bio-éthanol destinée au marché européen. Les tensions politiques déchaînées dans la communauté et provoquées par l'arrivée d'investisseurs étrangers ont dégénéré en un conflit violent le 26 octobre 2011.
Le Sénégal entier a été bouleversé par la nouvelle de deux personnes tuées et vingt blessés graves. Le projet a été rapidement suspendu par le Président Abdoulaye Wade en réaction aux décès.
Le 20 mars 2012, le projet est de nouveau approuvé et délocalisé dans la zone périphérique de la Réserve naturelle du Ndiael où, par un double décret, Wade reclassait 20 000 hectares pour des raisons d'utilité publique les rendant disponibles pour les investisseurs.
La transition se déroule entre les deux tours des élections présidentielles. Le Président nouvellement élu, Macky Sall, qui avait basé une partie de la campagne électorale contre l’accaparement des terres dans le pays, décide de suspendre le projet, pour revenir sur ses pas seulement trois mois plus tard.
Depuis juillet 2012, avant le déplacement dans le Ndiael, le projet est mis en œuvre par Senhuile SA, un consortium composé principalement par les Italiens du Tampieri Financial Group et l’entreprise d’investisseurs sénégalais et étrangers nommée Senethanol SA.
> Le fondateur de Senethanol SA est Dummai Benjamin, un entrepreneur israélien de naissance, ayant la double nationalité israélo-brésilienne. Dummai a plus de 30 ans d’expérience dans le secteur agroalimentaire, en particulier en Afrique et en Amérique du Sud, et un casier judiciaire dans lequel apparaissent deux chefs d’accusation pour évasion fiscale et fraude financière, ensuite prescrits.
Depuis 2009, il pensait utiliser les subventions européennes pour produire du bio-éthanol en Afrique et sa chance s’est présentée un an plus tard au Sénégal, pays qu’il a connu pour la première fois à la fin des années 90. Aziz Dièye, ami de Dummai depuis sa première visite à Dakar et ancien référant de Pricewaterhouse Coopers en Afrique de l’Ouest, lui conseille de choisir comme partenaire local l’entrepreneur Gora Seck, bien intégré dans le tissu politique sénégalais déjà depuis l’époque de la présidence de Wade.
Au sein de l’entreprise, M. Seck assure un canal de communication avec les institutions et les hommes d’affaires locaux. Au début, il représente les intérêts des Sénégalais au sein de Senethanol, l’entreprise dont, avec Dummai, il est le frontman.

La campagne africaine de Tampieri Financial Group

L'aventure en Afrique de Tampieri a été compliquée dès le début. La société de Faenza (Ravenne) qui, depuis 1928, traite huiles et graines pour les transformer en énergie, opère au Sénégal depuis qu’elle a reçu du gouvernement, par le biais de Senhuile, 20.000 hectares de terre dans la Réserve d’Avifaune du Ndiael se trouvant dans la région de Saint-Louis, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec la Mauritanie.
Selon le décret 367, 20 000 ha sont affectés à des investissements dans l’agro-industrie et 6500 à des communautés rurales pour des activités de développement destinées aux populations locales. L’entreprise a précisé qu’aucun coût de location n'était prévu pour le terrain, contrairement à ce qui avait été établi pour le projet à Fanaye. Cette fois, c’est l’Etat et non une «municipalité» qui met en location sa propre terre.
En mai 2015, Tampieri prétend avoir investi 30 millions d’euros pour faire décoller sa filiale africaine. L’effort économique n’a pas empêché pour autant que le projet devienne l’un des plus controversés, débattus, contestés et politisés du continent africain.

Qui est donc derrière Senhuile-Senethanol ?

L’Ong Grain avait déjà essayé de répondre à cette question en novembre 2013 en publiant le rapport Qui est derrière Senhuile-Senethanol - Les résultats d’une enquête sur un cas d’accaparement de terre au Sénégal, écrit par Re : Common, GRAIN, Cadre de Réflexion et d’Action sur le Foncier au Sénégal (CRAFS).
À l’époque, plusieurs aspects sont restés obscurs. Les développements récents et les événements actuels ont contribué à lever un peu le voile de secret entourant l’investissement et ont permis de rajouter quelques morceaux à ce puzzle très complexe. Senethanol, créée le 14 juillet 2010 pour produire du bioéthanol et tenter d’exploiter le potentiel des primes pour les énergies renouvelables, est composée à 67 % par Abe International LLC, une société par actions enregistrée à New York par Benjamin Dummai (voir par ailleurs), l’ancien Directeur général de Senhuile aujourd’hui en bras de fer judiciaire avec ses partenaires.
En effet, c’est l’entrepreneur israélo-brésilien qui, en suivant son propre modèle établi depuis un certain temps, en 2009, s’est doté d’une société offshore par le biais d’un trustee, Fidinam, basé en Suisse, qui est en charge de trouver une firme qui puisse garantir la trésorerie et l’administration de son entreprise.
Dans le cas d’Abe International (voir par ailleurs), il s’agit d’un cabinet d’avocats de Panama Icaza, González - Ruiz & Aleman (IGRA). «D’ailleurs – a déclaré Dummai dans un entretien avec les auteurs du rapport – j’ai toujours une société offshore».
Si c’est donc Dummai en per- sonne, à travers sa filiale Abe International Llc qui détient 67 % de Senethanol, les 33 % restants sont contrôlés par des actionnaires sénégalais, dont 23 % par Gora Seck.

Les frères Dièye dans l’actionnariat

Viennent se rajouter les deux frères Abibou Lah Dièye et Abibou Dièye, qui possèdent tous les deux 5 %, et qui sont rentrés dans le projet à la demande de M. Seck en vertu de leurs contacts dans la zone de Saly. Celle-ci, en effet, a été la première localité où Dummai avait pensé investir. Par la suite, la configuration du terrain s’est révélée être inadaptée.
À l’époque, Dummai était à la recherche d’acheteurs potentiels pour ses produits agricoles et a trouvé en Tampieri, au lieu d’un simple client, un partenaire solide avec du capital à investir. Il aurait proposé à l’entreprise de Faenza de rentrer avec une participation de 51% dans Senethanol, mais ce dernier, sans doute pour se protéger au cas où quelque chose irait mal, a préféré créer une nouvelle société.
Par ailleurs, Tampieri avait vu dans l’offre de Dummai la possibilité de s’assurer une source d’approvisionnement de graines de tournesol au Sénégal, une des principales semences traitées dans les établissements de l’entreprise.
La gestion en production propre aurait garanti un approvisionnement de la société mère de Faenza à un prix fixe, sans avoir à subir les fluctuations du marché sur les matières premières agricoles.
Le 26 juillet 2011, est la date d’enregistrement de Senhuile qui, avec un capital initial de 15.000 euros, nait contrôlée à 50,9 % par Tampieri Financial Group, à 48,9 % par Senethanol (et donc par Dummai par le biais d’Abe International Llc), à 0,1 % par Gora Seck, et le restant 0,1 % par Alessandra Tampieri. Le 0,1 % de départ de Gora Seck est loin d’être un détail sans importance, il établit et met en évidence le rôle essentiellement politique qu’il joue dans les investissements de Senhuile. Seul partenaire sénégalais, il compte parmi ses connaissances des entrepreneurs, des autorités religieuses et politiciens proches du Gouvernement.
Il est de fait le protagoniste incontesté dans les premières phases de l’investissement. Autant à Fanaye que dans le Ndiael, il est celui qui a su faire bouger les bons canaux pour faciliter les concessions de terres et qui a mené les premières tentatives de médiation entre Senhuile et la population. Il apparaît dès le début comme garant politique du projet, en commençant par intégrer dans la société des hommes influents dans les régions impliquées dans le projet.
En particulier, du registre des sociétés certifiées, il apparaît que Gora Seck a des intérêts en commun avec un ancien haut fonctionnaire du ministère sénégalais des Mines, Ibrahima Basse, avec qui il partage des actions dans deux sociétés, Carbomines SA et Café du Sénégal. En tout cas, son nom n’apparaît pas dans Orbis, la banque en ligne avec les documents de toutes les entreprises mondiales. Sur cette database, il y a seulement le nom de Tampieri comme propriétaire de 51% des parts de Senhuile.

Gora Seck et le front d’intérêts sénégalais

Il prétend s’être fait tout seul, Gora Seck, président du Conseil d’administration de Senhuile, l’homme qui a survécu au tremblement de terre entrepreneurial qui a conduit à une fracture irrémédiable entre Dummai et Tampieri.
Dans cette guerre entre sociétés, le Sénégalais a pris le parti de la famille italienne, malgré le fait d’avoir commencé l’aventure dans le bio-éthanol aux côtés de Benjamin Dummai. Il est propriétaire de 11 sociétés, dont 3 font partie d’Ecapis Groupe. Deux d’entre elles, Horizon SA et Janta Bi Energy, ont obtenu des contrats pour fournir des services à Senhuile.
L’agrobusiness, cependant, n’a jamais été le secteur de M. Seck qui, dans une interview, dit avoir le rôle de «garantir auprès de son pays que Senhuile soit un projet pour l’autosuffisance alimentaire du Sénégal.»
Son empire va de sociétés qui produisent des panneaux solaires jusqu’à la Carbomines, société minière de charbon. Parmi ses actionnaires, apparaît justement Ibrahima Basse, un ancien haut fonctionnaire du ministère des Mines et personnage lié à l’administration Wade. Ce nom apparaît dans les métadonnées du site de l’Agence nationale pour la promotion de l’investisse- ment et des grands travaux (APIX). Ce serait lui qui aurait ouvert le domaine du site. En outre, M. Basse aurait joué un rôle clé dans la promotion de l’APIX en Afrique de l’Ouest.
En effet, en février 2011, il a été envoyé par le Gouvernement à Bamako, au Mali, pour un atelier, parrainé par la coopération du Luxembourg, sur la façon d’attirer les investissements étrangers.

Libération 
Vendredi 4 Novembre 2016
Daddy Diop