Question « arabisante », cohésion nationale et Projet d’université « arabo-islamique » : Vers un acte 3 de la marginalisation ?


Si l’on n’y prend pas garde, on s’achemine, inéluctablement, vers une société de confrontation, de plus en plus éclatée - comme l’est déjà notre système éducatif - voire conflictuelle avec des composantes qui s’ignorent, issues de différentes formes de socialisation traversées par des idéologies conquérantes de toutes parts (d’Orient comme d’Occident) et ce, au grand détriment de notre cohésion nationale.
L’éducation, en tant qu’instrument de socialisation et de fabrique du citoyen, est une question trop sérieuse pour se laisser galvauder par les calculs politiques de ceux qui veulent surfer sur une pseudo-fracture « culturelle » délibérément entretenue en vue de simples positionnements électoralistes. Malgré ses imperfections, notre tradition démocratique et l’harmonieuse cohabitation entre les confessions dans notre pays ont jusqu’ici permis de sauvegarder un « contrat social » encore fonctionnel.
Mais, depuis peu des acteurs politiques s’appuyant sur l’instrumentalisation des appartenances religieuses, veulent tenir en otage un débat sur l’éducation qui a tout intérêt à être dépassionné pour être inscrit parmi les sujets requérant un sursaut national tellement il structure le devenir de notre vivre ensemble.
Parce qu’elle est nuisible à cette cohésion nationale et à notre modèle éducatif et citoyen, j’ai constamment défendu l’impérieuse nécessité de réparer l’injustice faite à notre élite non « francophone » souvent qualifiée d’arabisants et qui, historiquement, sont les premiers intellectuels de notre Nation dans le sens de la production d’une pensée écrite allant des savoirs religieux islamiques de base aux premiers recueils sur la critique endogène de notre société. Le texte que j’avais signé, à ce propos, suite à la Conférence du Caire de 2010, dans le cadre de l’initiative « arabophone » portée par le Conseil pour le Développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) a servi de base au mémorandum des Arabisants (arabisants.org) à la veille de l’élection présidentielle de 2012 que certains candidats dont Ibrahima Fall, Idrissa Seck et l’actuel Président Macky Sall, avaient accueilli à bras ouverts.
Depuis, de nombreuses initiatives ont été prises allant dans le sens d’une meilleure reconnaissance et même d’un début de solution à ce problème de la dualité de notre système éducatif fruit, entre autres, d’un double héritage colonial et islamique mal « digérés » et, pendant longtemps, de la non prise en compte d’un enjeu majeur dans le processus de construction d’une nation et de la socialisation uniformisée d’un citoyen sénégalais nourri de toutes ses valeurs, assumant toute son histoire.
Dans cet ordre d’idées, la création d’un baccalauréat arabe uniformisé en lieu et place des quelques deux cents types de diplômes qui existaient de manière anarchique, est à saluer bien que l’on puisse être préoccupé, par moments, quant à l’orientation pédagogique et le contenu du curriculum donnant accès à ce sésame désormais reconnu.
Mais, à vrai dire, le mal que l’on veut, ainsi, soigner resterait intact si ce baccalauréat ne prenait pas en compte le souci de réduire le fossé, notamment linguistique, entre les bacheliers du système éducatif « formel » et ceux du « privé musulman » pour l’instant sans statut clairement défini dans l’organisation du Ministère de l’Education nationale.
En réalité, malgré tous les efforts et la bonne volonté manifeste dans la prise de décisions accélérées, l’on semble, malheureusement, reproduire les mêmes travers aux sources de l’injustice et de la marginalisation d’une frange de notre jeunesse qui ne demande pas d’être cantonnée dans une spécificité discriminante mais, plutôt, à être respectée et reconnue comme partie intégrante de la famille éducative et, par conséquent, des acteurs citoyens compétents et impliqués dans la marche de notre pays vers le développement.
Après la marginalisation « inconsciente », par une certaine catégorisation linguistique et l’éternelle enfermement dans les études religieuses qui, du reste, sont importantes pour assurer des fonctions sociales et satisfaire une demande plus que réelle des familles, nous étions jusque-là, dans une autre forme de discrimination de par l’injustice qui consiste à ne pas reconnaître les diverses  compétences des diplômés issues des universités du monde arabe dans des domaines quelques fois à haute valeur ajoutée tels que l’ingénierie, l’agriculture et même la médecine, en en faisant d’éternels condamnés à devenir des maîtres ou professeurs d’arabe souvent en mal de considération.
L’acte 3 de cette marginalisation, inscrite, paradoxalement, dans la série des réformes de l’enseignement supérieur, me semble la création d’une Université dite « arabo-islamique ». Je cours, consciemment, le risque de ne pas être compris sur ce point précis tant la mesure est vantée, de toutes parts, pour être le symbole de la reconnaissance in fine et l’aboutissement d’un processus d’intégration des « arabisants » dans le système universitaire « formel ».
Mais on s’aperçoit, très vite, qu’au-delà de l’utilité immédiate en termes de recasement des bacheliers « arabisants » qui autrefois étaient condamnés à l’exil dans n’importe quel pays du monde arabe avec des risques d’aliénation certains, l’on est en train de les enfermer, de nouveau, dans une spécificité alors que leur demande, cadrant parfaitement avec l’intérêt supérieur d’une nation en construction, était d’être durablement inscrits dans la normalité éducative et citoyenne.
La pertinence d’une valorisation de l’enseignement de l’islam, ce pan entier de notre histoire culturelle au même titre que nos autres héritages qui, conjugués, font l’homo senegalensis ne se discute pas tant l’offre était déjà abondante avec les universités Al-Azhar crées par Cheikh Mourtada Mbacké, Ummul Qurâ de Pire, Tivaouane, Médina Baye, Touba, Al-Hanafiyya de Louga, et tant d’autres.
Peut-être, le projet d’université ad hoc pourrait-il viser une meilleure rationalisation de cet enseignement islamique inscrite dans la droite ligne de la tradition de nos Majâlis classiques en y inscrivant, cette fois-ci, une marque de modernité pédagogique et d’ouverture à de nouvelles disciplines. Soit.
Mais il est indéniable qu’un tel projet accentuera un enfermement disciplinaire réduisant à jamais toute une frange de notre élite intellectuelle à de simples futurs clercs religieux et autres prédicateurs obligés même s’ils sont formés dans les disciplines « profanes » ou de pointe.
Autrement dit, le cantonnement des futurs bacheliers arabes dans cette université dite, - je ne sais pourquoi - « arabo-islamique » jouera encore longtemps en faveur de leur stigmatisation intellectuelle en plus du fait que l’on puisse récuser tout simplement la dénomination « arabo-islamique » qui est un double non-sens conceptuel et historique et, à la limite, tendancieuse.
Mis à part l’université pontificale grégorienne, du Collège romain ou encore du Latran, il y a bien des universités catholiques à Lyon, Louvain et à Paris etc., mais jamais volontairement marquée du sceau d’une quelconque domination culturelle incorporée. Même l’université de Médine, en Arabie Saoudite, est dite simplement « islamique » et non « arabo-islamique » malgré ses claires orientations idéologiques. La Qarawiyyine au Maroc, la Zeytouna en Tunisie, Al-Azhar en Egypte, bien que dispensant leur enseignement en langue arabe n’ont jamais été qualifiées d’« arabo-islamique » et véhiculent les marques culturelles endogènes propres à ces sociétés dont la dignité identitaire n’a jamais perçue comme contradictoire à leur appartenance islamique.
En quoi consiste donc cet excès de zèle de nos dirigeants ou des promoteurs de ce projet qui oublient, peut-être, que, dans toute leur africanité, Tombouctou, Djenné et Piroue Goureye dans le Kajoor, avaient la même respectabilité intellectuelle, la même légitimité scientifique que tous les autres hauts lieux du savoir islamique sus-énumérés.
Hélas, nous sommes, pour encore longtemps, soumis aux vents contradictoires des différents paternalismes dont nous avons tout le mal de nous débarrasser surtout lorsque s’y mêle une ingénieuse manipulation des symboles religieux sous couvert d’une sacralisation. 
Mais, hormis ce débat qui réinterroge notre positionnement culturel et intellectuel, demeure la question centrale du risque d’accentuer le conflit de perception déjà latent entre nos différentes élites « francophones » et « arabophones ».
Pourtant, cette confrontation entre deux « élites » s’accusant mutuellement d’aliénation, l’une regardant vers l’Orient et l’autre vers l’Occident, pourrait être évitée par plus de conscience d’une africanité assumant nos différents héritages (langues nationales, arabophonie, francophonie etc) mais tendant, surtout, résolument vers la création des conditions de possibilité d’une véritable école sénégalaise traitant et instruisant égalitairement et de manière uniforme tous les enfants de la République.
Dr. Bakary Sambe, Enseignant-chercheur au Centre d’Etude des Religions-UFR-CRAC-Université Gaston Berger de Saint-Louis
Jeudi 24 Octobre 2013
Daddy Diop