DAKARACTU.COM - L’anecdote a son pesant de sens pour être racontée. On est le 23 juillet. Le chef de l’Etat, Abdoulaye Wade, vient de s’installer sur la tribune du méga-meeting après s’être frayé un passage dans une foule compacte à bord de son 8x8. Farba Senghor se relaie au micro avec Ablaye Mbaye Pekh dans le rôle du maître de cérémonie. Puis, se rendant peut-être compte qu’il a fort dégringolé en passant du statut de ministre à celui de MC, « Farba » est pris d’une envie soudaine d’être inscrit sur la liste des orateurs. Il s’en ouvre au porte-parole du parti présidentiel, chargé pour l’occasion de distribuer la parole. Babacar Gaye lui demande de requérir l’accord du Premier ministre, organisateur de la cérémonie. « La liste des intervenants est bouclée. Vous ne pouvez pas parler », répond Souleymane Ndéné Ndiaye à la sollicitation de Farba Senghor. Celui-ci décide d’en parler directement au chef de l’Etat et lui chuchote son vœu à l’oreille. Réplique brutale d’Abdoulaye Wade, alliant la parole à un signe de la main : « Allez là-bas. Vous n’allez pas incendier le pays. »
Moralité : le président ne veut entendre aucun son de cloche des durs de son régime susceptible de jeter de l’huile sur le feu. Il a encore à l’esprit les images du matin de la Place de l’Obélisque, prise d’assaut par des milliers de manifestants, transportés ni payés par personne, qui exigent qu’il s’abstienne de briguer un troisième mandat et transmette pacifiquement le pouvoir à l’issue d’un scrutin transparent. Son discours, qui intervient quelques minutes plus tard, le prouve : Abdoulaye Wade veut désormais s’inscrire dans une dynamique d’apaisement. Il se félicite que le pouvoir et l’opposition manifestent dans la paix le même jour, y voit le signe que « le Sénégal est un grand pays », milite pour un Sénégal où « tous expriment leurs divergences et redeviennent les parents et amis qu’ils sont »…
Ce changement radical de ton tranche d’avec le discours du 14 juillet dernier qui a mis le feu aux poudres. S’il a surpris nombre d’observateurs, le credo pacifique n’a rien de fortuit. Il est le fruit d’une analyse lucide de la situation mais également de la prise en compte d’informations précises fournies par les services de renseignements. Le virage d’une posture guerrière à une logique de compromis commence très exactement le 20 juillet au sortir d’une réunion du conseil national de défense et de sécurité. Quelles informations ont été données au chef de l’Etat au cours de ce conclave ? Lui a-t-on appris que le pays était sur une corde raide sur le point de se casser si on continue à la tirer ? En tout état de cause, Wade passe deux heures de temps au téléphone quand il sort de cette réunion. Qui appelle-t-il ? Recoupe-t-il avec des services étrangers les renseignements qu’il vient de recevoir ? Subit-il au téléphone des pressions extérieures pour l’emmener à reconsidérer sa conduite dans la crise ?
Une seule certitude : Wade sort de cette journée la mine décomposée. Et ne tarde pas à convoquer Ousmane Ngom pour lui révéler son intention de le déplacer du ministère de l’Intérieur à un autre département afin de calmer l’opposition qui le récuse. Le ministre de l’Intérieur répond qu’il n’y trouve pas d’objection. Mais quand le chef de l’Etat lance l’idée au cours du méga-meeting, il se heurte au refus de ses militants qui scandent « non, non, non ! » Conciliant, il trouve une solution médiane : « Il reste à son poste mais je nomme quelqu’un d’autre pour gérer l’élection. »
Abdoulaye Wade veut décrisper la situation politique dans le pays. Et a posé des gestes dans ce sens avant le méga-meeting. Poussé par les durs de son entourage à interdire la manifestation du 23 juillet du Mouvement des forces vives du 23 juin (M23), il a ordonné le 21 juillet de l’autoriser si le M23 accepte de la tenir dans un endroit autre que la Place de l’Indépendance. Ce n’est pas qu’avec ses adversaires que le chef de l’Etat veut instaurer un cessez-le-feu. Il s’emploie également à conclure la paix des braves dans son camp.
Signe des temps, Abdoulaye Wade remercie publiquement le président du Sénat, Pape Diop, auquel l’oppose une brouille depuis plusieurs mois. En butte à un principe de réalité, Wade semble renoncer à régler son compte au trésorier de son parti. Depuis la défaite du parti au pouvoir à l’élection municipale du 22 mars 2009, le chef de l’Etat en veut à l’ex-maire de Dakar et multiplie brimades et humiliations à son encontre. Avant de tenter de le contourner puis de le neutraliser politiquement à travers la nomination de plusieurs ex-dignitaires socialistes de son fief de Dakar : Abdoulaye Makhtar Diop, Tidiane Dialy Ndiaye, Mamadou Diop…
Sentant malgré tout Pape Diop incontournable à Dakar, Wade se résigne aujourd’hui à faire contre mauvaise fortune bon coeur. Le très politique président du Sénégal sait quand tenter l’épreuve de force et quand jouer la carte de l’apaisement. Il n’a aucun intérêt, alors qu’une adversité tenace l’oppose à ses adversaires, à créer des antagonismes dans son propre camp. Voilà pourquoi il s’emploie tous ces derniers jours à fédérer toutes les structures qui le soutiennent : la Cap 21, l’Alliance sopi pour toujours, l’UJTL et le mouvement des femmes de son parti. Cet animal politique doté d’un sens aigu du danger est animé d’un très fort instinct de survie. Il fera les concessions nécessaires pour s’extraire du creux de la vague. Mais nul ne sait ce qu’il fera le jour où il sortira la tête hors de l’eau.