Cette citation de Jean Jacques Rousseau mérite d'être rappelée tant, nombre de Sénégalais se laissent abuser par des discours et slogans venant de personnes, je dirais même de personnalités, que le langage marketing appelle " leader d'opinion". Ce terme est en effet défini comme une "personne qui, par sa notoriété, son expertise ou son activité sociale intensive est susceptible d'influencer les opinions ou actions d'un grand nombre d'individus". Dans cette catégorie, il y a entre autres, les leaders politiques, les journalistes et, c’est là tout mon malheur parce qu’étant des leurs, les personnalités de la société civile, ceux-là même qui se définissent comme sentinelles des équilibres sociaux.
En réagissant aux propos d’un de mes dits « confrères », condamnant l’action des forces de sécurité contre les manifestants « pacifiques » de la place de l’indépendance et devant les grilles de la Présidence de la République, je mentionnais cette citation en précisant que le caractère pacifique d’une manifestation sur la voie publique ne fait pas sa légalité, mais plutôt la conformité avec les dispositions législatives et réglementaires en la matière. Il y a dans leurs propos, une confusion volontaire si ce n’est une ignorance de l’étendue des droits et libertés individuels et collectifs par rapport aux prorogatives régaliennes de l’Etat.
En effet, et pour confirmer Rousseau, la Constitution du Sénégal, dans son article 8 garantit "les libertés civiles et politiques : liberté́ d’opinion, liberté́ d’expression, liberté́ de la presse, liberté́ d’association, liberté́ de réunion, liberté́ de déplacement, liberté́ de manifestation" mais prévient que "Ces libertés et ces droits s’exercent dans les conditions prévues par la loi." L'article 10, plus spécifiquement, va dans ce même sens en réaffirmant que "Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l'ordre public".
De même, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples énumère de façon exhaustive les droits et libertés individuels et collectifs mais conditionne chaque énoncé de liberté, au respect entre autres, de la “sécurité collective” et de “l’intérêt commun”. Elle reconnait aux États le droit et devoir d’imposer "des restrictions nécessaires édictées par les lois et règlements...dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté d’autrui, de la santé, de la morale ou des droits et libertés des personnes".
Le droit communautaire européen va plus loin et de façon plus explicite dans la limitation de l’exercice des droits et libertés et surtout, énonce les prérogatives des forces de défense et de sécurité dans la mise en œuvre de ces restrictions. Le point 2 de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule en effet, «L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État »
Il n'y a donc rien qui puisse étayer les arguments de ceux qui considèrent la démocratie et l'Etat de droit en régression au Sénégal par le seul fait de la répression des manifestations organisées en violation des lois et règlements en la matière ou d’ arrestations effectuées suite à la commission d’actes constitutifs d’infractions pénales. Que ceux qui se sont indignés de voir un policier déguisé en « baye Fall » procéder à une arrestation se détrompent car aucun moment ni ruse n’est exclu pour assurer la sécurité ; mieux, l’article 65 du Code de procédure pénale permet à tout citoyen de procéder à l’arrestation de l’auteur d’une infraction punissable de prison, si cela ne constitue pas un danger pour lui. Il faut souligner que les dispositions de restriction dans l’exercice des droits et libertés, en Europe comme au Sénégal, visent aussi bien le temps normal que les périodes d’état d’urgence et de siège pendant lesquelles des pouvoirs exorbitants sont dévolus à l’exécutif pour faire face aux crises majeures. On a ainsi assisté à l’interdiction, en toute légalité, aux « gilets jaunes » de manifester dans plusieurs villes de France dont plusieurs espaces à Paris (zones de l’Elisée, la place Etoile et l’Assemblée nationale) tout comme au Sénégal sur la zone du Plateau à Dakar et pour les mêmes raisons de sécurité.
Il y a lieu de méditer profondément les propos du défunt khalife des Tidianes, Cheikh Tidiane Sy « Al Makhtoum » quand il avertissait que le « cheitane » (Satan) qui a troublé la Côte d’Ivoire puis le Mali, menace le Sénégal si on n’en prend pas garde. On pourrait supposer que les signes avant-coureurs se manifestent à travers les événements suivants :
- Quand en France, les gilets jaunes choisissent le Samedi, jour de repos, pour manifester, au
Sénégal, on préfère les jours ouvrables, pire encore, l’après-midi du Vendredi, jour et heures de grande dévotion religieuse des musulmans en général et Tidiane en particulier ;
- C’est aussi au Sénégal que les élèves et étudiants perdent une année d’étude pour fait de
grève ;
- C’est enfin au Sénégal, pour m’en limiter là, que pour les moindres manifestations, les routes
à grande circulation sont barrées empêchant d’autres citoyens de se déplacer librement.
Sans remettre en question la légitimité des revendications syndicales et les droits et libertés individuels et collectifs, il s'agit de rappeler aux uns et aux autres que l’environnement sécuritaire du Sénégal ne doit pas permettre les grands rassemblements anarchiques, mais aussi de dénoncer au-delà, la non prise en compte des droits et libertés des autres, limite constitutionnelle et même morale de l'exercice de ses propres droits et libertés car rien ne peut justifier l'abus de droit qui se traduit par un mal souvent irréparable sur des tiers « pauvres innocents ».
Un pays ne peut se développer sans une véritable culture citoyenne et de travail. Aussi, à l’exemple de l’Europe et de tous les Etats modernes où la loi et la jurisprudence limitent strictement le droit de grève en imposant le fonctionnement des "services essentiels" et même une interdiction de grève pour les fonctionnaires ( Allemagne), je suis d'avis qu'une loi soit votée pour "sécuriser" le quantum horaire des élèves et étudiants ainsi que le fonctionnement normal des "services essentiels" dans les structures de santé comme les urgences en cas de grève, étant entendu que les infractions d’entrave à la circulation, à la liberté de travail ainsi que les violences et voies de fait sont déjà prévues et réprimées par nos lois.
Sédhiou, Janvier 2020
Sankoun FATY, Colonel de Gendarmerie à la retraite
Juriste-Consultant, acteur de la société civile de Sédhiou