Note de lecture : « Un dieu et des mœurs » de l’écrivain sénégalais Elgas .


Présence Africaine publie UN DIEU ET DES MŒURS d’un jeune Sénégalais de 28 ans, Elgas de son nom de plume, Souleymane Gassama à l’état-civil. C’est « Cahier d’un retour au pays létal », pour paraphraser le titre d’une œuvre magistrale d’Aimé Césaire.
 Le titre du livre,  sous-titré « carnet de voyage au Sénégal », est écrit en lettres capitales sur la couverture. Gageons que n’eut été cet artifice d’imprimerie, le nom de dieu aurait été écrit avec une minuscule. Tant ce dieu est à l’image de l’homo senegalensis, ramené à la condition de pauvre béquille et d’alibi éventé pour tous les renoncements, tous les reniements, toutes les compromissions. «  Un dieu et des mœurs », c’est deux livres en un : un carnet de voyage de 15 jours au Sénégal et un essai, « la mauvaise foi », au ton enlevé et à la colère éruptive.
 On dit que le premier roman d’un écrivain puise toujours dans son enfance. Elgas fait de son enfance et de sa jeunesse le terreau de son récit. Mais il ne s’agit point d’un roman. Ecrire un roman est une facilité dans laquelle Elgas s’est refusé à tomber. le style est romanesque, la trame est biographique. Coubanao en Casamance est le village d’enfance et Ziguinchor le village urbanisé de sa jeunesse. Le démiurge écrivain fait de lui-même, de sa famille et de ses proches des personnages sur lesquels il a tous les droits, notamment celui de l’impudicité (l’impudeur ? ).
 Il pourrait d’ailleurs y avoir matière à procès de ces personnages réels contre l’écrivain Elgas, qui relate le contenu de ses conversations intimes avec sa mère ou rend verbatim une missive de son père à sa mère, alors que les deux sont encore fiancés. On a vu avec l’écrivaine française Christine Angot des personnes réelles faire un procès pour s’être reconnu dans ses écrits de fiction. En plus d’Angot, serait-ce faire injure à l’écrivain que de dire qu’il y a du Houellebecq (que nous tenons en grande estime) en lui, pour son souci du détail et sa description entomologique des personnages et des situations dans lesquelles ils sont englués ? Le carnet de voyage s’ouvre avec une réminiscence du village d’enfance, Coubanao, en Casamance. C’est le souvenir du rapt nocturne des fillettes et des jeunes filles pour la cérémonie traditionnelle d’excision. 
Tradition et religion, les deux mots sont lâchés. Ce sont là les pieds d’argile du Sénégal, géant seulement dans sa propension unique au désordre, à l’indiscipline, à la tartufferie et au stupre. Dakar qui accueille Elgas et son blond compagnon de voyage, est décrit dans ses méandres et son trop plein, des nuits carnavalesques de Grand-Dakar (le haut-parleur des mosquées qui le dispute au bruit ambiant du trop-plein humain) tout comme le marché dakarois de Sandaga, caverne d’Ali Baba et coupe-gorge où tout se marchande parce que c’est plus humain de faire ainsi, n’est-ce pas ? Sans oublier la Corniche dakaroise et l’ilot de richesse que sont les Almadies. Benoit, le blond compagnon de voyage du narrateur Elgas (leurs chemins se séparent au début du voyage pour ne se retrouver que le jour du retour en France) aurait quelque motif de porter plainte lui aussi : il est décrit comme un satyre attiré par la chair fraiche des peaux d’ébène qui, au motif de prospecter pour affaires, est plutôt venu remplir son tableau de chasse, ce à quoi il réussit au-delà de toute attente. C’est par ailleurs le professeur du narrateur, qui l’a recruté dans un amphithéâtre d’université  comme assistant sociologue. La cavalcade se poursuit à Ziguinchor, bourgade d’apparence assoupie où les jours sont lents à passer. 
Le livre aborde alors les thèmes de l’homophobie, de l’enfance maltraitée (les trop tristement célèbres talibés du Sénégal), du sexe dépenaillé et prolifique qui touche toutes les classes sociales, de la superstition (la chasse aux rats de Ziguinchor et alentours, mets suprême pour soigner des maladies), de l’attrait suicidaire pour le présumé Eldorado européen avec les voyages en pirogue des migrants, du lévirat, tout cela avec un regard fait de compassion, d’empathie et de colère rentrée. 
Tous ces tableautins sont autant de morceaux de bravoure.  Le narrateur dit son divorce d’avec la pratique religieuse de sa foi musulmane, islam qui reste sa culture, et dont enfant, il a célébré et gouté les délices mystiques et les fêtes populaires. C’est un acte de courage à la Rushdie qui peut valoir à son auteur une fatwa à l’avenant, dans un pays où on a le droit d’être un « musulmenteur » tant qu’on continue de jouer à la comédie des rituels en public. Elgas refuse la comédie humaine. Le jour de l’Aid El Fitr, qui a lieu durant son séjour de vacances, le narrateur, après s’être abstenu de s’abstenir de boire et de manger durant le mois de Ramadan, ne se résout à aller à la mosquée en habit de circonstance pour sacrifier aux gestes de la prière rituelle que pour éviter à sa mère de perdre la face devant ses voisins. 
Si la relation du narrateur à sa mère est émouvante, sont portrait de son défunt père nous remue autant. Le père est un intellectuel qui s’est perdu en chemin, happé par la politique et terrassé par la maladie, là où quarante-cinq mille euros aurait suffi à le sauver. Le prix d’une vie. L’amour filial ne cèle pas les compromissions du père avec la politique pour espérer arriver au sommet, ou avec la tradition, quand celui – ci tente vainement d’imposer l’excision de ses filles à son épouse. 
Elgas réussit un premier livre qui est un manifeste à se dresser contre la tradition brute de décoffrage et la religion bas de plafond. Après deux semaines éprouvantes autant qu’émouvantes dans le sud du Sénégal, le narrateur revient à Dakar pour reprendre son avion et passe sa dernière nuit à l’auberge Viavia (dont la description de l’environnement sommaire mériterait aussi un procès, là encore), et entre découragement et désabusement, choisit d’être ce qu’il est : un universaliste, convaincu que les valeurs humaines n’ont pas de frontière. Il se rend compte que ses congénères jeunes ne sont pas des alliés et sont même des antagonistes dans le combat : aussi bien les compagnons de sa séance de thé à Ziguinchor dont la religion est la limite de l’intellect que les jeunes des beaux quartiers qu’il retrouvera à Paris et qui professent un panafricanisme qui ne mange pas de pain, sans jamais avoir lu Cheikh Anta Diop dans le texte. 
C’est alors le lieu d’un essai ébouriffant, « la mauvaise foi », qui prend argument de l’incendie bien réel qui a emporté presque une dizaine de jeunes talibés qui dormaient sur des matelas de mousse à la lumière de bougies dans un boui-boui infâme du quartier dakarois de la Médina, pour mettre à bas toute l’architecture sociale qui fait du Sénégal un pays de fatalisme et de je-m’en-foutisme : la collusion entre les politiques âpres au gain facile et la classe maraboutique, clergé stipendié par les offrandes d’un petit peuple qu’elle maintient dans l’obscurantisme, sans être comptable de la marche du pays. Mais les victimes sont consentantes, pour aboutir à ce que le narrateur qualifie de « fanatisme mou » de tout un peuple.  
« Un dieu et des mœurs » est un livre salutaire, à une époque de postures et d’impostures, aussi bien réelles que livresques. Il porte le couteau dans la plaie et avec son style profus et dense, découvre de son scalpel  jusqu’à l’os des choses.  Il y a des coquilles dans le livre (« pendre place » au lieu de prendre place) ou même des fautes de français (la jeune fillette qui « aime les pauses », au lieu des poses puisqu’il s’agit de photos) ; ou encore un recours récurrent à l’adjectif « létal ». Mais tout cela est pardonnable tant le livre emporte tout sur son passage, avec un style césairien qui frôle la sainte fureur. Elgas rend d’ailleurs hommage à ses maitres (à penser ? à écrire ? ) : Césaire (dans le rapport d’Elgas à sa mère, on ne peut s’empêcher de penser à la mère de Césaire pédalant sur sa machine à coudre la nuit, dans Cahier d’Un retour au pays natal) , mais aussi son jumeau trop peu reconnu par la postérité qu’est Senghor, Cheikh Anta Diop,  Sembène Ousmane encore. Il convoque la pensée d’Axelle Kabou, dont le « Et si l’Afrique refusait le développement ? » a peut-être été trop rapidement évacué il y a vingt ans. Tout au moins, du point de vue du narrateur. 
Au total, après la lecture de de récit de près de 400 pages, nous pouvons assurément donner le verdict : Un écrivain nous est né.  Mais cela, nous le savions déjà, après des heures de lecture assidue de son blog d’il y a quelques années, intitulé « la compétition humaine ».  Après avoir fait ce livre total, on a hâte de voir ce que nous réserve Elgas dans les années à venir, en matière de fictions plutôt que d’essais. Car il serait dommage que le sociologue qu’il est (doctorant en fin de thèse) prenne le pas sur l’écrivain qu’il est définitivement. 

Ousseynou Nar GUEYE
ogueye@global-afrika.com
Mardi 29 Mars 2016
Yusufa Niang