Le 27 novembre 1995, une voix calme faisait une déclaration détonante sur la BBC : « Abacha est assis sur un volcan, et je vais faire en sorte que ce volcan explose. » Cette voix appartenait à Nelson Mandela. Il avait alors 77 ans et était président de l’Afrique du Sud depuis déjà un an. Mandela faisait référence au Général Sani Abacha, dictateur obstiné et corrompu du Nigéria qui, en plus d’avoir placé à l’isolement cellulaire le vainqueur des élections présidentielles du pays, venait de faire exécuter l’écrivain et environnementaliste Ken Saro-Wiwa, ainsi que huit autres militants des terres Ogoni, dévastées à cause du pétrole. Les neuf avaient été condamnés par un tribunal militaire.
Mandela enrageait ; Abacha avait rejeté son appel, civilisé et soigneusement maintenu privé, à la libération de Saro-Wiwa et de ses camarades militants. En agissant de la sorte, Abacha avait déclaré la guerre, en attisant la passion ardente pour la justice brûlant encore dans le cœur âgé du champion de la liberté : jusqu’au bout, Mandela a vécu selon une devise qu’il a exposé avec grande éloquence lors de son jugement à Rivonia en 1964 : bien qu’il abhorrait la violence, il était disposé à l’utiliser pour combattre « la tyrannie, l’exploitation, et l’oppression ».
Mandela a dû abandonner sa position intransigeante à l’égard d’Abacha sous la pression des « réalistes » de son gouvernement, inquiets à l'idée que l’Afrique du Sud fraîchement libérée aille tout droit au conflit avec ceux qui avaient fait partie des plus fervents partisans de son Congrès National Africain (ANC), durant les terribles années de l’apartheid.
Les appréciations et les souvenirs à l’endroit de Mandela, depuis sa mort le 5 décembre dernier, ont souligné à raison son immense engagement pour la justice sociale, son ouverture d’esprit et son extraordinaire humanisme, son absence d’attitude angélique (aux antipodes de Mahatma Gandhi, avec qui certains l’ont comparé), son courage, sa dignité et son intelligence politique. Ce qui manque dans la plupart de ces éloges, peut-être parce qu’il a suscité l’adhésion générale dans le monde, c’est ce que Mandela lui-même a toujours tenu à souligner en toute occasion : qu’il était avant tout un nationaliste africain avec une perspective – façonnée par son expérience du racisme à l'état pur et de l’oppression perpétrée par un régime fasciste minoritaire – d’engagement pour le continent et toutes ses populations.
C’est cette perspective qui l’a poussé en 1961 à se rendre dans la quasi-totalité de l’Afrique indépendante, pour chercher le soutien nécessaire à sa lutte armée balbutiante ; c’est sur cette expérience que repose l’héritage qu’il a laissé au monde : la réconciliation et la justice redistributive, et non rétributive, après des années de tyrannie et de guerre – ce qui est aujourd’hui devenu (non sans difficulté) le domaine protéiforme et tentaculaire de la justice transitionnelle. « J’ai fait ce que j’ai fait, à la fois en tant qu’individu et en tant que dirigeant de mon peuple », a déclaré Mandela aux juges lors de son procès à Rivonia le 20 avril 1964, « avec mon expérience en Afrique du Sud et mes propres origines africaines dont je suis fier, et non par rapport à ce qu’on aurait pu dire de l’extérieur. »
Il n’était pas et n’a jamais voulu être considéré comme un pacifiste : pour lui, la liberté et la justice valaient la peine de se battre et de mourir. Son passage difficile de prisonnier à président lui a permis de poursuivre sa perspective, qui devait par la suite être largement appliquée en Afrique. Le gouvernement d’Abacha, obnubilé par la richesse pétrolière et face à une opposition fracturée dont le leadership a préféré un exil confortable à la nécessité d’un leadership national, a été le premier obstacle rencontré par la perspective de Mandela en 1995. L’année suivante, il a été nommé président de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), un bloc économique régional, ce qui l’a confronté à un problème encore plus lourd : le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo) glissait rapidement vers le chaos sous la longue présidence du kleptocrate Mobutu Sese Seko. Rien ne pouvait arrêter cette chute, et les problèmes de cet énorme pays difficile à diriger restent encore largement irrésolus.
De tels obstacles ont mis les nerfs du vieux guerrier à rude épreuve ; aussi, lorsqu’une crise électorale dans le petit royaume de Lesotho, semblable à un point sur la carte de l’Afrique du Sud, faisait planer la menace d’une guerre civile en septembre 1998, Mandela a autorisé rapidement une intervention militaire. Bien qu’impopulaire et désordonnée, – les forces d’Afrique du Sud, jamais complètement guéries de la violence du passé, ont parfois mené des attaques gratuites sur des civils et des infrastructures locales – l’intervention a su empêcher la guerre civile.
Mais c’est le travail de Mandela au Burundi qui assied son héritage en tant que pacificateur en Afrique. Âgé et de santé fragile, Mandela est devenu en décembre 1999 le médiateur d’un très long conflit au Burundi, après la mort de Julius Nyerere, son prédécesseur au poste. Comme à son habitude, il a engagé sa passion et son franc-parler dans sa tâche, sans oublier son immense prestige et son charisme. Moins d’un mois après sa prise de fonctions, Mandela a clairement annoncé sa conception de la paix. Il n’est pas possible, a-t-il dit au Conseil de sécurité de l’ONU le 19 janvier 2000, lors d’un discours sur ce petit pays épuisé d’Afrique centrale, « d’établir une paix régionale sans que les éléments composant cette région n’établissent les fondations intérieures nécessaires à un ordre démocratique stable ».
La paix, comme la liberté, comme la démocratie, selon la perspective réaliste et digne de Mandela, est un attribut positif : les conditions de sa pleine expression doivent être établies avant qu'elle ne soit possible. Cette perspective rappelle son discours aux juges à Rivonia en 1964 : telle était sa logique réglée par des principes. « Au cours de ma vie… », a-t-il déclaré, « J'ai lutté contre la domination blanche et j'ai lutté contre la domination noire. Mon idéal le plus cher a été celui d'une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie et avec des chances égales. »
Le Burundi avait besoin de cette bouffée d’oxygène. Comme son jumeau bien plus célèbre, son voisin le Rwanda, le pays a été miné par un conflit ethnique depuis l’obtention de son indépendance, d’abord à l’égard de la Belgique en tant que Territoire sous Tutelle des Nations Unies le 1er juillet 1962, puis en tant que pays le 1er juillet 1966. Les conflits communautaires, notamment le conflit Hutu-Tutsi, ont causé la mort de centaines de milliers de personnes sur des décennies. Lorsque l’avion transportant le président burundais, Cyprien Ntaryamira, et son homologue rwandais, Juvénal Habyarimana (tous deux hutus), a été la cible d’un attentat au-dessus de Kigali le 6 avril 1994, les tensions ethniques déjà éprouvées ont explosé à nouveau. C’est cet événement qui a déclenché le génocide au Rwanda. Mandela, pas encore au pouvoir au moment de l’attentat, a sans doute été particulièrement horrifié par le génocide, qui selon certains aurait coupé court aux grands espoirs suscités par son élection en Afrique.
La continuation de souffrances évitables des peuples partout dans le monde, a-t-il dit lors d’un discours au Burundi face au Conseil de sécurité, « nous déshonore tous ».
Peu après sa nomination de médiateur au Burundi, et résolu à ce qu’aucune horreur similaire ne se reproduise dans cette région, Mandela a participé aux négociations des accords d’Arusha signés en août 2000, et a initié le déploiement de nombreuses forces sud-africaines pour mener les pacificateurs de l’Union africaine dans le pays. (Le 21 mai 2004, par la résolution 1545, le Conseil de sécurité des Nations Unies a créé l’Opération des Nations Unies au Burundi (ONUB), qui a pris la direction des forces de l’Union africaine.) À la mort de Mandela, le gouvernement du Burundi a fait une déclaration reconnaissant son rôle dans la paix actuelle du pays : « Les Burundais se souviendront toujours que c’est Nelson Mandela qui a négocié le contrat de paix menant à un gouvernement multipartite transitoire après le succès des Accords d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, ce qui a ouvert la voie à une nouvelle ère de paix, de sécurité et de démocratie au Burundi. »
Certains reprochent encore à Mandela une supposée réserve à l’égard du Zimbabwe à l’époque où son vieux camarade Robert Mugabe menait le pays à la dérive. Il convient de rappeler, cependant, que Mugabe était un leader hautement admirable à la sortie de prison de Mandela et pendant presque toute la présidence de ce dernier. Et Mandela a désapprouvé Mugabe lorsque la situation au Zimbabwe empirait : en 2010, dans un discours public, le citoyen Mandela condamnait ce qu’il appelait « le tragique manque de leadership chez notre voisin le Zimbabwe ».
La Renaissance africaine, une idée propagée par le successeur de Mandela, Thabo Mbeki, et que Mandela soutenait pleinement, n’a sans doute pas encore eu lieu. Les guerres et tyrannies mesquines persistent, sans parler du système économique et politique international inégal, qui empêche le continent d’avancer. Mais la vie et l’œuvre de Mandela pour le continent ont laissé entendre que cela reste possible.
Afrique Renouveau
Mandela enrageait ; Abacha avait rejeté son appel, civilisé et soigneusement maintenu privé, à la libération de Saro-Wiwa et de ses camarades militants. En agissant de la sorte, Abacha avait déclaré la guerre, en attisant la passion ardente pour la justice brûlant encore dans le cœur âgé du champion de la liberté : jusqu’au bout, Mandela a vécu selon une devise qu’il a exposé avec grande éloquence lors de son jugement à Rivonia en 1964 : bien qu’il abhorrait la violence, il était disposé à l’utiliser pour combattre « la tyrannie, l’exploitation, et l’oppression ».
Mandela a dû abandonner sa position intransigeante à l’égard d’Abacha sous la pression des « réalistes » de son gouvernement, inquiets à l'idée que l’Afrique du Sud fraîchement libérée aille tout droit au conflit avec ceux qui avaient fait partie des plus fervents partisans de son Congrès National Africain (ANC), durant les terribles années de l’apartheid.
Les appréciations et les souvenirs à l’endroit de Mandela, depuis sa mort le 5 décembre dernier, ont souligné à raison son immense engagement pour la justice sociale, son ouverture d’esprit et son extraordinaire humanisme, son absence d’attitude angélique (aux antipodes de Mahatma Gandhi, avec qui certains l’ont comparé), son courage, sa dignité et son intelligence politique. Ce qui manque dans la plupart de ces éloges, peut-être parce qu’il a suscité l’adhésion générale dans le monde, c’est ce que Mandela lui-même a toujours tenu à souligner en toute occasion : qu’il était avant tout un nationaliste africain avec une perspective – façonnée par son expérience du racisme à l'état pur et de l’oppression perpétrée par un régime fasciste minoritaire – d’engagement pour le continent et toutes ses populations.
C’est cette perspective qui l’a poussé en 1961 à se rendre dans la quasi-totalité de l’Afrique indépendante, pour chercher le soutien nécessaire à sa lutte armée balbutiante ; c’est sur cette expérience que repose l’héritage qu’il a laissé au monde : la réconciliation et la justice redistributive, et non rétributive, après des années de tyrannie et de guerre – ce qui est aujourd’hui devenu (non sans difficulté) le domaine protéiforme et tentaculaire de la justice transitionnelle. « J’ai fait ce que j’ai fait, à la fois en tant qu’individu et en tant que dirigeant de mon peuple », a déclaré Mandela aux juges lors de son procès à Rivonia le 20 avril 1964, « avec mon expérience en Afrique du Sud et mes propres origines africaines dont je suis fier, et non par rapport à ce qu’on aurait pu dire de l’extérieur. »
Il n’était pas et n’a jamais voulu être considéré comme un pacifiste : pour lui, la liberté et la justice valaient la peine de se battre et de mourir. Son passage difficile de prisonnier à président lui a permis de poursuivre sa perspective, qui devait par la suite être largement appliquée en Afrique. Le gouvernement d’Abacha, obnubilé par la richesse pétrolière et face à une opposition fracturée dont le leadership a préféré un exil confortable à la nécessité d’un leadership national, a été le premier obstacle rencontré par la perspective de Mandela en 1995. L’année suivante, il a été nommé président de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), un bloc économique régional, ce qui l’a confronté à un problème encore plus lourd : le Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo) glissait rapidement vers le chaos sous la longue présidence du kleptocrate Mobutu Sese Seko. Rien ne pouvait arrêter cette chute, et les problèmes de cet énorme pays difficile à diriger restent encore largement irrésolus.
De tels obstacles ont mis les nerfs du vieux guerrier à rude épreuve ; aussi, lorsqu’une crise électorale dans le petit royaume de Lesotho, semblable à un point sur la carte de l’Afrique du Sud, faisait planer la menace d’une guerre civile en septembre 1998, Mandela a autorisé rapidement une intervention militaire. Bien qu’impopulaire et désordonnée, – les forces d’Afrique du Sud, jamais complètement guéries de la violence du passé, ont parfois mené des attaques gratuites sur des civils et des infrastructures locales – l’intervention a su empêcher la guerre civile.
Mais c’est le travail de Mandela au Burundi qui assied son héritage en tant que pacificateur en Afrique. Âgé et de santé fragile, Mandela est devenu en décembre 1999 le médiateur d’un très long conflit au Burundi, après la mort de Julius Nyerere, son prédécesseur au poste. Comme à son habitude, il a engagé sa passion et son franc-parler dans sa tâche, sans oublier son immense prestige et son charisme. Moins d’un mois après sa prise de fonctions, Mandela a clairement annoncé sa conception de la paix. Il n’est pas possible, a-t-il dit au Conseil de sécurité de l’ONU le 19 janvier 2000, lors d’un discours sur ce petit pays épuisé d’Afrique centrale, « d’établir une paix régionale sans que les éléments composant cette région n’établissent les fondations intérieures nécessaires à un ordre démocratique stable ».
La paix, comme la liberté, comme la démocratie, selon la perspective réaliste et digne de Mandela, est un attribut positif : les conditions de sa pleine expression doivent être établies avant qu'elle ne soit possible. Cette perspective rappelle son discours aux juges à Rivonia en 1964 : telle était sa logique réglée par des principes. « Au cours de ma vie… », a-t-il déclaré, « J'ai lutté contre la domination blanche et j'ai lutté contre la domination noire. Mon idéal le plus cher a été celui d'une société libre et démocratique dans laquelle tous vivraient en harmonie et avec des chances égales. »
Le Burundi avait besoin de cette bouffée d’oxygène. Comme son jumeau bien plus célèbre, son voisin le Rwanda, le pays a été miné par un conflit ethnique depuis l’obtention de son indépendance, d’abord à l’égard de la Belgique en tant que Territoire sous Tutelle des Nations Unies le 1er juillet 1962, puis en tant que pays le 1er juillet 1966. Les conflits communautaires, notamment le conflit Hutu-Tutsi, ont causé la mort de centaines de milliers de personnes sur des décennies. Lorsque l’avion transportant le président burundais, Cyprien Ntaryamira, et son homologue rwandais, Juvénal Habyarimana (tous deux hutus), a été la cible d’un attentat au-dessus de Kigali le 6 avril 1994, les tensions ethniques déjà éprouvées ont explosé à nouveau. C’est cet événement qui a déclenché le génocide au Rwanda. Mandela, pas encore au pouvoir au moment de l’attentat, a sans doute été particulièrement horrifié par le génocide, qui selon certains aurait coupé court aux grands espoirs suscités par son élection en Afrique.
La continuation de souffrances évitables des peuples partout dans le monde, a-t-il dit lors d’un discours au Burundi face au Conseil de sécurité, « nous déshonore tous ».
Peu après sa nomination de médiateur au Burundi, et résolu à ce qu’aucune horreur similaire ne se reproduise dans cette région, Mandela a participé aux négociations des accords d’Arusha signés en août 2000, et a initié le déploiement de nombreuses forces sud-africaines pour mener les pacificateurs de l’Union africaine dans le pays. (Le 21 mai 2004, par la résolution 1545, le Conseil de sécurité des Nations Unies a créé l’Opération des Nations Unies au Burundi (ONUB), qui a pris la direction des forces de l’Union africaine.) À la mort de Mandela, le gouvernement du Burundi a fait une déclaration reconnaissant son rôle dans la paix actuelle du pays : « Les Burundais se souviendront toujours que c’est Nelson Mandela qui a négocié le contrat de paix menant à un gouvernement multipartite transitoire après le succès des Accords d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, ce qui a ouvert la voie à une nouvelle ère de paix, de sécurité et de démocratie au Burundi. »
Certains reprochent encore à Mandela une supposée réserve à l’égard du Zimbabwe à l’époque où son vieux camarade Robert Mugabe menait le pays à la dérive. Il convient de rappeler, cependant, que Mugabe était un leader hautement admirable à la sortie de prison de Mandela et pendant presque toute la présidence de ce dernier. Et Mandela a désapprouvé Mugabe lorsque la situation au Zimbabwe empirait : en 2010, dans un discours public, le citoyen Mandela condamnait ce qu’il appelait « le tragique manque de leadership chez notre voisin le Zimbabwe ».
La Renaissance africaine, une idée propagée par le successeur de Mandela, Thabo Mbeki, et que Mandela soutenait pleinement, n’a sans doute pas encore eu lieu. Les guerres et tyrannies mesquines persistent, sans parler du système économique et politique international inégal, qui empêche le continent d’avancer. Mais la vie et l’œuvre de Mandela pour le continent ont laissé entendre que cela reste possible.
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