Le quotidien français Libération décrit la situation au Sénégal


«Aujourd'hui, au Sénégal, il faut s'attendre au chaos»
Par Hélène Boizia Correspondante à Dakar


Reportage L'opposition continue de protester contre la candidature du
Président Wade.

«Que Wade s'en aille !» Hier, ce fut un jour de colère à Dakar. Les
manifestants qui se sont rassemblés par milliers sur la place de
l'Obélisque entendaient bien exprimer leur révolte face à la
candidature d'Abdoulaye Wade, président sortant qui se représente une
fois de plus avec la bénédiction du Conseil constitutionnel, alors
qu'il a déjà accompli les deux mandats autorisés par la loi.
«Aujourd'hui, tout est permis, il faut s'attendre au chaos»,
s'exclamait Ibrahima, un chef d'entreprise venu exprimer son
mécontentement. Pour l'opposition, la manifestation d'hier, autorisée
à la dernière minute, était l'occasion de démontrer enfin sa force
après les incidents meurtriers du week-end.

Pourtant, les leaders de l'opposition avaient d'abord semblé sonnés,
vendredi, quand fut annoncée la décision du Conseil constitutionnel
validant la candidature du président en exercice, alors que celle du
célèbre chanteur Youssou Ndour était, elle, invalidée. Mais, très
vite, les chefs ont été débordés par leurs troupes : dès l'annonce de
la liste des candidatures, un rassemblement de jeunes en colère
provoque des violences et la mort d'un jeune policier à Dakar.
Dimanche, les opposants regroupés au sein du Mouvement du 23 juin
(M23) lancent un «appel à la résistance républicaine» et annoncent le
rassemblement d'hier hier. Dénonçant un «coup d'Etat constitutionnel»,
les militants du M23 voulaient protester aussi contre l'arrestation,
vendredi, d'Alioune Tine, coordinateur du mouvement et président d'une
célèbre organisation de défense des droits de l'homme. Il a finalement
été libéré lundi.

Psychose. Mais en dépit de l'envie largement partagée de voir Wade, 85
ans, quitter le pouvoir, nombreux étaient les Sénégalais qui
redoutaient une explosion de violences. «Les Sénégalais ne sont pas
fous, ils ont peur», constatait, peu avant la manifestation, Awa, une
pimpante secrétaire en chemisier à fleurs. Quand la population a
appris que les policiers avaient tiré à balles réelles sur des
manifestants, tuant deux civils lundi à Podor, dans le nord du pays,
la psychose est encore montée d'un cran. L'une des deux victimes était
une femme qui rentrait du marché. L'autre, un collégien de 14 ans.
Lors de la manifestation d'hier à Dakar, une voiture de police a
renversé cinq personnes, tuant une petite fille, selon les médias
locaux.

Jusqu'où l'opposition peut-elle aller pour protester contre la main
mise de Wade sur le pouvoir depuis 2000 ? Hier, la mobilisation n'a
pas été facilitée par l'appel à «cultiver la paix» et à «respecter les
lois» lancé samedi par le porte-parole du Khalife général des
mourides, une des principales confréries musulmanes du pays. Leur
influence sur les nombreux fidèles reste très forte au Sénégal, et
elle a souvent été utilisée par les tenants du pouvoir.

Mais beaucoup de Sénégalais se méfient aussi des leaders du M23, qui
donnent parfois l'impression de ne pas mettre de côté leurs intérêts
personnels pour présenter une candidature unique face au président
Wade. Désunis, ils n'ont pas toujours fait preuve de courage :
vendredi soir, ils avaient ainsi abandonné la place où leurs militants
affrontaient la police. «Dès que ça a chauffé, ils sont partis»,
ironise une jeune maman, pourtant très hostile à Wade. Reste que
malgré les faiblesses de l'opposition, le rejet du chef de l'Etat est
tel que les risques de dérapage sont réels.

Lapidaire. Inquiètes, certaines chancelleries occidentales sont
d'ailleurs intervenues. Washington, tout en affirmant «respecter le
processus électoral», a clairement laissé entendre que Wade aurait dû
sagement prendre sa retraite, l'invitant à «laisser la place à la
prochaine génération».«C'est trop tard, Abdoulaye Wade est candidat»,
a répondu de manière lapidaire le responsable de campagne du président
sortant. Paris a de son côté «regretté que toutes les sensibilités
politiques ne puissent être représentées», allusion à l'invalidation
surprise de la candidature de Youssou Ndour, chaleureusement applaudi
lors de la manifestation d'hier.

Faisant comme s'il ne craignait rien, le camp au pouvoir assure être
désormais concentré sur l'organisation d'élections «transparentes».
Dans un point presse lundi, le porte-parole de la présidence a ironisé
sur «[cette opposition] qui ne veut pas aller aux élections». Du côté
du M23, on martèle que «le coup d'Etat constitutionnel est une
préparation pour le coup d'Etat électoral», selonIdrissa Seck, un des
deux anciens Premiers ministres de Wade ralliés à l'opposition.

Des rumeurs évoquent un boycott, mais les leaders de l'opposition ne
peuvent oublier que cette stratégie, adoptée lors des législatives de
2007, a conduit à leur exclusion des instances politiques du pays. De
plus, chacun d'entre eux semble persuadé d'être, au second tour, le
seul candidat face à Wade. Qui saura capitaliser la vague de
mécontentement qui rejette la candidature présidentielle ? C'est la
dernière inconnue. Avant le chaos ?

SARL Libération
Jeudi 2 Février 2012