Le Sénégal, au carrefour du Ndigël et de « Y en a marre » (Par Abdoul Aziz Mbacké Majalis)

La notion de « Ndigël » a depuis toujours soulevé les polémiques les plus passionnées dans l’histoire politique du Sénégal. Analysé par la plupart des chercheurs comme l’expression du système idéologique « d’exploitation des mourides par leurs marabouts », ce concept, communément traduit par « consigne de vote », représente, pour l’essentiel de ces auteurs, un des leviers majeurs des rapports « clientélistes » entretenus par les pouvoirs politique et religieux au Sénégal. En tant que symbole du vote mouride et épée de Damoclès planant sur chaque échéance électorale, le Ndigël est ainsi perçu, par les uns, comme un joker décisoire du jeu politique sénégalais et, par les autres, comme une menace altérant profondément le principe du libre choix souverain des citoyens, théoriquement à la base du système démocratique.


C’est ainsi, qu’avec l’émergence d’une nouvelle « conscience citoyenne » sénégalaise post-alternance, cette notion se trouve aujourd’hui de plus en plus ouvertement contestée dans les médias, par différents acteurs du jeu politique et intellectuel, qui la considèrent désormais comme désuète, déclinante et antinomique aux évolutions profondes auxquelles aspire le peuple sénégalais. Car, convoité par les chercheurs de voix, n’hésitant pas à tenter de le manipuler ou de l’orienter à tout prix dans le sens de leurs intérêts, et brandi par certains acteurs religieux médiatiques secondaires, potentiellement porteurs de voix, le Ndigël a toujours joué un rôle plus ou moins décisif dans les joutes électorales passées et récentes du pays…

Au vu de toutes les questions suscitées par ce concept, les vives passions et les profonds amalgames qu’il a jusqu’ici soulevés, dans la recherche et dans les médias, surtout dans les contextes pré et post-électoraux comme le nôtre, il nous a semblé assez utile de tenter de l’analyser un peu plus profondément. Afin de dépasser la tyrannie du factuel et de l’immédiateté médiatique sans recul à laquelle la célérité de l’information en « temps réel » nous a tous soumis aujourd’hui. En essayant, notamment, de retrouver, à travers des matériaux de recherche alternatifs et une perspective plus détachée de l’évènementiel, les fondements historico-religieux de la notion de Ndigël, les motivations de son usage politique dans le Mouridisme et certains enjeux culturels et sociologiques majeurs qu’il soulève pour l’avenir du Sénégal…

Aux Origines du Ndigël

Dans la doctrine mouride, le Ndigël (transcrit également en « ndigueul » ou « ndiguel », selon certaines orthographies) dépasse de très loin la définition politiquement étroite (consigne de vote ou mot d’ordre électoral) à laquelle les analystes modernes l’ont jusqu’ici confinée, et trouve ses racines dans les principes même de l’Islam. En effet, ce concept, dans la perspective musulmane, constitue une recommandation religieuse ayant pour objet de rétablir les rapports généraux d’obéissance à Dieu et à Ses représentants, conformément au verset : « Ô vous les croyants ! Obéissez à Dieu, obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent l’Autorité (Amr). Puis, si vous vous disputez en quoi que ce soit, référez-vous à Dieu et au Messager, si vous croyez en Dieu et au Jour dernier.» (4:59). La clause supplémentaire (« ceux qui détiennent l’Autorité »), qui inclut dans les sources de direction de la communauté musulmane les leaders religieux autres que le Prophète, constitue ainsi une légitimation implicite de la transmission de l’autorité prophétique en Islam. Vu sous cet angle spirituel, le Ndigël n’est rien d’autre, considéré étymologiquement, que la traduction wolof du terme coranique « Amr » du verset précité, signifiant « Autorité », « Recommandation », « Commandement », « Ordre » etc. Notion à laquelle le Prophète Muhammad et les dirigeants de la communauté islamique se référaient pour donner des orientations aux musulmans et gérer leur Cité selon les principes divins (Amr ayant d’ailleurs généré Amîr ou Dirigeant, qui a donné « émir »). En tant que fondement de l’unité des musulmans, le sens de l’Autorité, que le Ndigël ou Amr incarne, a joué un rôle décisif dans l’évolution de l’Islam, en cultivant le sens de l’obéissance fondé sur le principe de transitivité de l’Autorité Divine : «Quiconque obéit au Messager obéit assurément à Dieu.» (4:80). Discipline collective des Compagnons derrière le Prophète, étonnamment assimilable au « Ndigël » mouride sous maints rapports, qui a permis aux premiers musulmans de préserver leur unité et de bâtir la Cité de l’Islam. Et ce ne fut qu’avec la disparition du Prophète et l’affaiblissement de cette conformité envers les « Ndigël du Prophète » et certains de leurs dirigeants (ûlu-l-Amr), tenus comme moins intègres et moins éclairés que le Messager (la valeur du Ndigël étant étroitement liée à celle du « donneur d’ordre »), que les musulmans ont peu à peu sombré dans les tiraillements politiques et les querelles d’intérêts (Fitna) qui ont affaibli la civilisation islamique jusqu’à nos jours. « Obéissez à Dieu et à Son messager. Et ne vous disputez pas, sinon vous fléchirez et perdrez votre force.» (8:46)

Le Ndigël dans la Doctrine et la Pratique Mouride

Le Mouridisme, en tant que projet de renaissance des principes fondateurs de l’Islam, reconduisit globalement ce schéma de l’Autorité religieuse. Ceci, à travers les rapports d’obéissance Guide/Disciple théorisés par les grands maîtres soufis et revivifiés par Cheikh A. Bamba dans ses écrits et son système d’éducation spirituelle (Tarbiya). L’impact de la réforme pédagogique du système religieux traditionnel que le Serviteur du Prophète mit en œuvre, à travers les concepts clés de Himmah (détermination spirituelle) et de Khidma (œuvre au service des créatures), se traduisit par l’importance centrale et inaccoutumée que la notion d’autorité acquit dans la Voie mouride, qui en fit un de ses piliers majeurs, comme l’illustre sa forte hiérarchisation résumée par le slogan synoptique « Mouride : Ndigël !». Sens de l’autorité et de l’obéissance (exalté à un niveau inédit par le modèle de Cheikh Ibrahima Fall), fondé sur la quête exclusive et transitive de l’Agrément de Dieu, qui a toujours distingué les mourides (disciples comme dignitaires) et leur a permis, en dépit de leur nombre et moyens limités à l’origine, des tiraillements internes et des formidables obstacles de tous ordres, de matérialiser leurs projets majeurs, notamment à Touba, et de s’élever jusqu’au sommet de l’échelle religieuse, sociale, économique et politique actuelle du pays.

Pour accéder à ce niveau, les différents califes mourides, ayant pour mission cardinale de concrétiser le projet de société légué par Cheikh A. Bamba, firent valoir la prérogative que leur conférait cette autorité sur les mourides. Autorité qui prit, à l’occasion, une forme politique contextuelle et transitoire de « consigne de vote », justifiée par les rapports de force et les enjeux du moment. Notamment dans les relations que la communauté, dont ils représentaient les intérêts, entretenait avec les hommes politiques s’engageant à les assister dans leurs projets (infrastructures, culte, éducation, agriculture, valorisation du monde rural etc.). Cette conception de l’intérêt communautaire, incarnée surtout par Serigne Falilou, le second calife (1945-68), était que le pouvoir politique pouvait bien être délaissé aux mains d’hommes politiques n’ayant pas nécessairement les mêmes convictions religieuses ou la même vision du progrès. A la seule condition, toutefois, qu’ils s’engagent à prendre en charge un certain nombre de besoins spécifiques et précis relevant de leur ressort. Surtout ceux relatifs à la qualité de leur pratique religieuse et aux intérêts (agricoles, commerciaux etc.) des communautés dont ils avaient la charge. C’est en cela que l’on peut qualifier une telle approche politique de corporative (ou collaborative), car pouvant être assimilée à l’attitude politique bien connue des leaders syndicaux dans la défense des droits et des intérêts de leurs mandants face à l’Etat. C’est aussi en cela qu’elle s’avère tout à fait conforme à l’idéologie de Cheikh A. Bamba, car constituant une forme de Khidma au service des musulmans, des mourides, des ruraux etc. dont le niveau de représentativité politique à leur époque (ou du moins la perception qu’ils en avaient) et le niveau d’organisation autonome n’avaient pas atteint la maturité acquise par les autres structures politiques léguées par la colonisation (partis politiques, mouvements associatifs etc.), surtout dans les Quatre Communes. Ce qui faisait donc, de facto, des confréries des sortes de « syndicats religieux indigènes » dont les chefs religieux représentaient en quelque sorte les leaders naturels. Aussi, autant les syndicats, dans leurs rapports avec le pouvoir politique, possèdent en général un certain nombre de spécificités avantageuses (force de lobbying et de pression, incarné ici par le Ndigël symbole de « mot d’ordre », objectifs limités, précis et relativement uniformes, facilité de mobilisation et de solidarité etc.), autant les confréries sénégalaises se sont souvent efforcées, dans le passé, de faire valoir ces spécificités dans leurs relations avec l’Etat postcolonial. Cependant, ces avantages « corporatifs », malgré le rôle qu’ils ont joué dans l’atteinte d’objectifs spécifiques profitables au raffermissement actuel de l’Islam au Sénégal, n’empêchent pas cette approche d’avoir un certain nombre de limites contingentes que justifient le contexte, la nature même de ces rapports et la personnalité des principaux leaders de l’époque. Ces limites inhérentes au modèle corporatif consistent généralement à la non prise en charge de certaines problématiques relativement plus vastes, à l’échelle nationale ou internationale, situées dans un horizon spatio-temporel plus élargi sur lesquelles l’Etat devrait aussi théoriquement être interpellé, surtout à l’aune des évolutions du Sénégal contemporain [1].

C’est ainsi que, malgré les possibilités avérées de manipulations internes et externes, le Ndigël a souvent joué et continue de jouer encore un rôle très important d’unification de la communauté mouride, une fonction de discipline collective, de canalisation ou d’atténuation des divergences, des inévitables contradictions et querelles d’intérêt existant dans tout groupe social. Ceci, même si, dans la pratique, différents acteurs religieux n’ont pas manqué, quelques fois, de le dévoyer ou de l’instrumentaliser, à travers une compromission et une priorisation de leurs intérêts individuels qui faussent, en réalité, l’esprit profondément humaniste à sa base. La force du Ndigël (en tant que choix d’une collectivisation de la décision) et, d’une façon plus générale, celle du système de hiérarchisation soufi au Sénégal, s’expliquent d’autant mieux, au niveau sociologique, que ce système comporte certaines confluences assez intéressantes avec le système africain de hiérarchisation sociale qui, en général, a toujours exalté l’autorité. Le terme « kilifa », qui signifie « chef », « dirigeant », « dignitaire », nous semble même être probablement une wolofisation du terme arabe « khalifa », signifiant « calife » ou « représentant » (il est aussi intéressant de noter que l’autorité parentale se dit « Ndigëlu wayjur » et l’autorité maritale « Ndigëlu boroom kër »). Ce qui suggère, d’une façon plus générale, que la remarquable stabilité du Sénégal par rapport à d’autres pays africains, est surtout due à ce sens de l’Autorité et des références assez homogènes du peuple, qui ont jusqu’ici plus ou moins caractérisé l’Islam sénégalais, organisé, malgré toutes ses imperfections et évolutions, en confréries hiérarchisées, toutes plus ou moins fortement influencées par le modèle de stratification mouride. C’est en quoi, il nous semble également, que le Ndigël mouride constitue une intéressante version sénégalaise du « Ubuntu » bantou, base de la collectivisation de la décision et fondement communautaire des sociétés africaines dont s’est notamment inspirée l’Afrique du Sud dans sa dynamique de refondation nationale post apartheid (principe basé sur « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous », qui s’oppose à priori au « Je pense donc je suis » de Descartes, qui rétablit une certaine autonomie à l’individu par rapport au groupe puis à l’Etat).

Toutefois, contrairement à la vision monolithique que beaucoup d’auteurs externes en ont, le rapport global des mourides au Ndigël a souvent évolué à travers l’histoire, selon le charisme et la stature spirituelle des leaders du moment, la nature du contexte et les perceptions majoritaires du peuple mouride, qui a toujours eu ses « rebelles » n’hésitant pas à le contester. Ainsi, loin d’être toujours unilatéral et monofocal, le Ndigël est à la fois la source et le résultat de dynamiques sociales fortes et assez complexes, souvent négociées ou éclatées, au niveau de la communauté mouride et de sa hiérarchie, qui possèdent leurs propres garde-fous, leurs « contre-pouvoirs » et canaux d’influence internes. D’ailleurs, ce que beaucoup d’analystes semblent ignorer aussi, c’est que chacun des Califes (malgré leur culture de la Shûra ou consultation interne) a eu, à un moment ou à un autre de son magistère, à faire face à des oppositions plus ou moins fortes au sein même de la communauté mouride, avant de s’imposer aux rétifs qui contestaient son leadership. Surtout après avoir posé des actes majeurs et produit des résultats tangibles qui permirent de stabiliser momentanément la force du Ndigël et sa centralité. Même si sa pérennité ne fut, à vrai dire, jamais garantie et se trouve plus que jamais remise en cause par les évolutions et bouleversements sociaux du Sénégal moderne.

Les Véritables Enjeux du Ndigël

En réalité, l’une des raisons pour lesquelles le concept de Ndigël dérange et fascine autant consiste, à notre avis, au considérable potentiel de puissance qu’il accorde aux mourides et au pouvoir religieux, d’une façon plus générale. L’union et le sens de l’autorité étant, il est bien connu, une force politique à la fois convoitée et redoutée. Appréhensions aggravées par les tentatives de manipulation réelles et de récupération des politiques, à l’instar du régime actuel, de ce potentiel dans leurs schémas de conquête du pouvoir. Grâce, notamment, à leurs relais internes ou « marabouts politiciens », souvent de second degré, dont la gestuelle médiatique semble de loin l’emporter, au demeurant, sur les prétentions réelles à user du vrai Ndigël qui, en général, reste encore dévolu au Calife général des mourides. C’est ainsi que l’influence de l’autorité des religieux dans le jeu politique sénégalais et leur emprise, directe ou indirecte, qu’elle soit considérée comme réelle ou exagérée, sur les processus électoraux, se trouvent de plus en plus ouvertement remises en cause dans les débats publics où les analystes prédisent régulièrement leur déclin et leur affaiblissement inexorables, devant l’émancipation progressive du choix des populations de la « tutelle maraboutique » et le « réveil » du peuple du joug de l’« obscurantisme » séculaire des dynasties religieuses « féodales ». Autonomie favorisée, d’après ces auteurs, par la décrédibilisation progressive du rôle politique des religieux, de plus en plus perçus comme des « relais » complices des politiques ou moralement incapables de porter la mission héritée de leurs illustres devanciers…

Cette rupture ou « affaiblissement » du Ndigël, que semblent étayer, du moins, certaines études et enquêtes statistiques sur sa portée réelle chez l’électorat moderne, pose toutefois un problème plus latent et plus global que ne semblent le percevoir à priori leurs initiateurs. Car, au-delà des causes directement attribuables à la responsabilité des religieux, à certaines dérives réelles et à la transformation actuelle des rapports marabout-disciple, la remise en cause médiatique du Ndigël s’explique également par la contradiction qu’il semble opposer à la conception occidentale actuellement prédominante de la liberté et des droits individuels en république. Se fondant essentiellement sur une perspective individualiste de la société, que le système mondialisé actuel semble vouloir imposer, et une négation de toute forme d’autorité morale autre que la raison raisonnante (selon le célèbre slogan « Ni dieu, ni maître »). En effet, des enquêtes et statistiques similaires sur d’autres types de Ndigël, comme le degré d’autorité des parents sénégalais sur leurs enfants (« Ndigëlu wayjur »), des maris sur leur femmes, fortement influencées de nos jours par les questions de genre (« Ndigëlu boroom kër »), sur le respect des jeunes envers les adultes, celui des élèves envers leurs professeurs, la fidélité dans les couples, l’attachement des sénégalais modernes à leurs valeurs traditionnelles de « kersa » (pudeur), de « worma » (respect), de « ngor » (dignité) etc. auraient beaucoup de chance de révéler des résultats assez comparables. Résultats qui dénotent plutôt une crise morale et spirituelle très profonde aux effets plus étendus et une occidentalisation progressive de certains schémas sociaux. Qui se traduit par l’avancée d’un individualisme galopant et la remise en cause des rapports sociaux et de beaucoup de paradigmes traditionnels, de plus en plus perçus comme surannés, à travers le renouvellement des schèmes de pensée et des valeurs culturelles du Sénégal mondialisé. Avec toutes les conséquences, positives ou négatives, sur les mœurs auxquelles l’on assiste actuellement, car tendant à substituer aux dérives traditionnelles d’autres types de dérives modernes, au lieu des réformes graduelles et adaptations nécessaires au système.

Par ailleurs, le système de lobbying religieux sénégalais, symbolisé par le Ndigël, peut bien, sous certains aspects, être comparé au modèle de « lobbying » anglo-saxon, officiellement reconnu dans ce système politique, pour les communautés raciales, religieuses ou corporatives. La description de ce modèle, adopté par exemple aux Etats-Unis, « la plus grande démocratie du monde », ou au Québec, ne manquera certes pas de suggérer certaines similarités avec le modèle confrérique sénégalais. Similitudes qui démontrent au moins l’existence de systèmes démocratiques alternatifs où ce modèle aurait été parfaitement admis, de même que la nécessité de relativiser l’absoluité de l’approche anti-communautariste franco-sénégalaise actuellement imposée dans le débat. Extraits de Wikipédia : « Aux Etats-Unis, chaque communauté s’organise en lobby. Le « rêve américain » valorise ceux qui savent prendre des initiatives pour se défendre. Il méprise ceux qui n’ont pas eu la même chance et qui deviennent les laissés pour compte de la société. C’est vrai pour les individus, comme pour les communautés. La logique de la tradition américaine conduit aussi les électeurs à voter en priorité en fonction des intérêts de leur communauté propre. La conception pluraliste de l’État a pour principe d’établir les bases du gouvernement sur les groupes et les factions. (…) Aujourd’hui encore, cette influence des groupes (tous confondus) sur l’élaboration de la norme publique, est un fait majeur du paysage politique américain. Pour Madison, ces groupes s’auto-régulent par le système du checks and balances : l’ascension de tel groupe est ainsi contrebalancée par l’influence d’un autre, le résultat de cet équilibre permettant d’atteindre un consensus qui se rapprochera de l’intérêt dit général. Les lobbies utilisent différents moyens de pression : les voix des membres ou sympathisants lors des élections, actions médiatiques, dons aux campagnes électorales, apport intellectuel (via des think tanks) etc.». Le problème majeur de ce type de lobbying anglo-saxon, s’apparentant étonnamment au modèle confrérique du Sénégal, est qu’il s’oppose presque frontalement au modèle rousseauiste et anti-communautariste français dont notre pays a hérité qui, tout en reconnaissant officieusement l’existence des groupes de pression (industriels, financiers, maçonniques, homosexuels etc.) et d’autres « grands électeurs » et mécènes politiques, condamne plus ou moins formellement cette pratique dans les textes : « La tradition politique française a toujours été hostile à ce type de démarche. À la différence des USA, la France n’est pas seulement une démocratie, c’est aussi une république. C’est-à-dire qu’en théorie le débat politique vise à défendre l’intérêt collectif, et non pas à faire triompher des intérêts particuliers. C’est pourquoi la Révolution de 1789 avait interdit les corporations, et ce n’est qu’en 1901 que la République accepta les associations. (…) Aujourd’hui, on peut affirmer que la France est un des pays du monde occidental où la défiance à l’égard de la pratique du lobbyisme (groupe d’intérêt) est la plus forte. » (Ibid) Surtout en regard de l’exclusion, hors du domaine public, de toute référence à la foi à laquelle la République, bâtie par les mains révolutionnaires encore tâchées du sang de la religion guillotinée, semble intrinsèquement réfractaire, même dans sa version tropicale exportée CIF (Cost, Insurance and Freight) au Sénégal, un pays à plus de 95% croyant. Raison pour laquelle, aujourd’hui, les groupes de pression traditionnels semblent plus que jamais être concurrencés, dans l’espace laïc et républicain de notre pays, par ceux d’un autre genre (« groupes d’orientation ») dont le type de « Ndigël » subliminal ou financier, peut paraître, certes, beaucoup plus « soft » à priori, mais de loin plus efficace auprès de l’Etat et chez les masses. Car c’est un secret de Polichinelle que la Françafrique et ses relais néo-foccartistes, l’Union Européenne et sa francophonie paternalisante, divers lobbies ou entités secrètes et institutionnelles n’ont jamais renoncé à peser de tout leur poids et de leur influence multiforme sur l’avenir politique et même culturel de notre pays. Ce qui justifie aujourd’hui le fait que d’autres canaux d’influence et de « Ndigël » alternatifs contestent de plus en plus à l’autorité traditionnelle et religieuse l’espace social et l’orientation des masses populaires, même si c’est sous d’autres formats « médiatiques » et culturels moins direct (slogans, attitudes, normes culturelles exogènes etc.) que le Ndigël mouride traditionnel.

C’est ainsi que la popularisation actuelle de slogans comme « Y en a marre », en tant qu’indices d’une contestation croissante de l’autorité traditionnelle, de plus en plus perçue comme « rétrograde », et d’une soif d’autodétermination des nouvelles générations, nous semble révéler, sociologiquement, l’atteinte d’un carrefour culturel à partir duquel la société sénégalaise, confrontée à la résurgence du modèle Ceddo (symbolisé par l’exacerbation de la prédation, des révoltes et des suicides d’honneur face à l’arbitraire), fait plus que jamais face au dilemme devant lequel beaucoup de sociétés post-modernes eurent à choisir avant elle. Se débarrasser totalement ou non des vieux schèmes, sachant que, même si certains d’entre eux s’opposent effectivement au progrès, ceux-ci charrient encore l’essentiel de notre identité nationale, religieuse, sociologique et culturelle (au risque d’accentuer les effets déjà perceptibles d’une déculturation et d’une dépréciation des valeurs morales fortes). Pour mieux entrer dans la modernité, dont l’on a vu aussi bien les avantages technologiques et matériels que les dérives et les maux qui hypothèquent actuellement la survie de l’humanité et du sens même de l’homme. Dilemme cornélien sublimé récemment par le recours spectaculaire à l’arbitrage « constitutionnel » de Touba, par des acteurs politiques (pouvoir et opposition) dont beaucoup avaient, pourtant, jusqu’ici contesté, plus ou moins ouvertement, l’« allégeance » de la « République couchée » ou l’« immixtion » du religieux dans le jeu politique théoriquement laïc. Tout en recherchant aujourd’hui, paradoxalement, du calife des mourides un Ndigël de non représentation du président sortant, afin de préserver la nation d’un éventuel chaos… N’est-ce pas vouloir une chose et son contraire, que de dénoncer le « mutisme » des religieux envers les dérives institutionnelles du régime, tout en stigmatisant leur implication politique, si ce n’est par un esprit d’opportunisme qui ne condamne ou ne réclame le Ndigël que selon ses intérêts du moment ? Au fait, qui, réellement, a le plus besoin, aujourd’hui, du Ndigël : les acteurs religieux ou politiques, le régime ou l’opposition ? Depuis quand les compétences constitutionnelles de l’Etat ont-elles été transférées aux religieux, alors que celles-ci requièrent une certaine expertise juridique avérée pour laquelle il faut des années de formation et d’expérience ? Quand définira-t-on de façon définitive le véritable rôle et la place de la religion dans notre république, selon un schéma équilibré et équitable, prenant en compte nos réalités et spécificités endogènes, sans persister à vouloir perpétuer à tous prix, de façon littérale et sans esprit critique, un modèle que ne justifie ni notre histoire ni notre rapport avec la spiritualité ? Dilemme renforcé également par le refus policé des rappeurs (possédant aussi leurs propres « Kilifa ») de faire partie de cette dynamique, tout en donnant à l’électorat des consignes de mobilisation pour « dégager » la vieille garde, à travers ce qui peut être perçu comme des sortes de…« Ndigël citoyens » (dénommés« Daas fanaanal ») ou même des « Ndigël de menace » envers le Conseil Constitutionnel…

Que dire enfin des réactions d’indignation de notre classe intellectuelle francophone, cassandres décontenancés par l’hydre du Ndigël, maintes fois présumée décapitée depuis 2000, s’offusquant de cet intolérable mélange de genre institutionnel, jugé blasphématoire envers leur « dogme » laïc. Ces nouveaux croisés de la laïcité extrémiste française, proconsuls de sa pensée, « cheikhs » émérites des confréries républicaines fondées par Saint Voltaire ou Montesquieu dont l’Esprit, tel un bréviaire vital, est fanatiquement brandi à tous vents et élevé au dessus même du Coran et de la Bible, et jugé plus utile qu’un Masâliku-l-Jinân ignoré. Ne pouvant voir qu’à travers l’unique œil critique du maître Cyclope les en ayant doté, et voyant tout, sauf justement cet œil diaphane, ces vaillants Don Quichotte des moulins du suivisme idéologique qui jettent, du haut des catapultes sémantiques leur étant pourvus, des brûlots incendiaires même sur le donjon du château fort de leur propre Culture. Donnant aujourd’hui étonnamment raison à Georges Hardy, l’un des plus grands idéologues et artisan de l’école coloniale en Afrique Occidentale française : « Joie de donner à la France [avec notre école] des domaines heureux et des enfants dévoués, d’étendre au cœur du continent noir le rayonnement de l’âme nationale. ». Ces preux et dévots hussards de la République qui n’hésitent plus, eux aussi, à donner aux masses conscientisées des consignes de désobéissance à tout Ndigël et qui, paradoxalement, ne sont rien d’autre que des… « Ndigël anti-ndigël ».

Tous les chemins mèneraient-ils au Ndigël dans notre cher pays ?

Abdoul Aziz Mbacké, Concepteur du Projet Majalis (www.majalis.org)
Auteur de «KHIDMA, la Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le le Pouvoir Politique au Sénégal)» (Editions Majalis, 2010) – www.khidma.org
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[1] Nous reviendrons plus largement, dans la seconde partie, sur la conception lobbyiste des rapports politiques que le Ndigël engendre, mais aussi sur les bases religieuses du Ndigël, les perspectives de renouveau (Tajdîd) et de redéfinition plus élargie qu’il implique actuellement chez les mourides, les limitations et conditions cultuelles qui en réglementent l’usage etc.
Dimanche 14 Aout 2011
Abdoul Aziz Mbacké Majalis