« La Rencontre » numéro 3 de la série « L'Océan Noir », appliqué de coton polychrome, 170 x 100 cm, 2009-2011 (William Adjete Wilson)
« Qu'est-ce que l'Afrique veut dire au reste du monde ? »
En décembre 2010, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, prétend répondre à cette question en organisant à Dakar la troisième édition du Festival mondial des arts nègres (Fesman). L'idée est de rassembler « ce que le monde noir fait de mieux en matière de culture » : arts plastique, spectacle vivant, littérature, cinéma...
Sur l'édition 2010 qui s'est tenu du 10 au 31 décembre, plane le fantôme de Léopold Sédar Senghor, initiateur du premier Fesman en 1966, à Dakar.
74 millions d'euros de budget
L'équipe de communication est sur le pied de guerre. Le Président place l'expert-comptable devenu ministre Aziz Sow, au poste de délégué général du Fesman et sa fille Syndiely Wade pour le seconder.
Les artistes sont prestigieux, le comité consultatif aussi : un ancien président du Sénégal, un prix Nobel de littérature, la directrice générale de l'Unesco, le collectionneur et homme d'affaires français François Pinault, ancien président de Pinault-Printemps-Redoute (PPR).
Rapidement, des polémiques et des scandales financiers écornent la noblesse du projet. Le Fesman est plusieurs fois différé. Le journal sénégalais Le Quotidien affirme avoir eu accès aux documents comptables du Festival : son budget s'élèverait à 74 millions d'euros. Son déficit global, à 35 millions.
« Un gadget de prestige » selon Rufin
Au printemps, la dette du Fesman fait l'objet d'une « loi de finances rectificative » du budget annuel de l'Etat. Norbert Funke, qui pilotait alors une mission du FMI au Sénégal, aurait beaucoup insisté pour qu'elle soit adoptée.
« Hélas, il y a aussi une tendance lourde chez le président Wade à faire des dépenses somptuaires, totalement déconnectées des besoins du pays », expliquait dernièrement à Slate Afrique, l'ancien ambassadeur de France au Sénégal et écrivain Jean-Christophe Rufin :
« Il multiplie les voyages présidentiels, affiche une frénésie de médiations, sans parler des gadgets de prestige, comme le Festival mondial des arts nègres. »
La vidéo officielle de la cérémonie d'ouverture laisse effectivement entrevoir des dépenses faramineuses.
En décembre 2010, le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, prétend répondre à cette question en organisant à Dakar la troisième édition du Festival mondial des arts nègres (Fesman). L'idée est de rassembler « ce que le monde noir fait de mieux en matière de culture » : arts plastique, spectacle vivant, littérature, cinéma...
Sur l'édition 2010 qui s'est tenu du 10 au 31 décembre, plane le fantôme de Léopold Sédar Senghor, initiateur du premier Fesman en 1966, à Dakar.
74 millions d'euros de budget
L'équipe de communication est sur le pied de guerre. Le Président place l'expert-comptable devenu ministre Aziz Sow, au poste de délégué général du Fesman et sa fille Syndiely Wade pour le seconder.
Les artistes sont prestigieux, le comité consultatif aussi : un ancien président du Sénégal, un prix Nobel de littérature, la directrice générale de l'Unesco, le collectionneur et homme d'affaires français François Pinault, ancien président de Pinault-Printemps-Redoute (PPR).
Rapidement, des polémiques et des scandales financiers écornent la noblesse du projet. Le Fesman est plusieurs fois différé. Le journal sénégalais Le Quotidien affirme avoir eu accès aux documents comptables du Festival : son budget s'élèverait à 74 millions d'euros. Son déficit global, à 35 millions.
« Un gadget de prestige » selon Rufin
Au printemps, la dette du Fesman fait l'objet d'une « loi de finances rectificative » du budget annuel de l'Etat. Norbert Funke, qui pilotait alors une mission du FMI au Sénégal, aurait beaucoup insisté pour qu'elle soit adoptée.
« Hélas, il y a aussi une tendance lourde chez le président Wade à faire des dépenses somptuaires, totalement déconnectées des besoins du pays », expliquait dernièrement à Slate Afrique, l'ancien ambassadeur de France au Sénégal et écrivain Jean-Christophe Rufin :
« Il multiplie les voyages présidentiels, affiche une frénésie de médiations, sans parler des gadgets de prestige, comme le Festival mondial des arts nègres. »
La vidéo officielle de la cérémonie d'ouverture laisse effectivement entrevoir des dépenses faramineuses.
William Wilson : « On a été entraînés dans un piège »
Malgré le lourd investissement, rien ne se passe comme prévu. Dès l'ouverture, une série d'événements laissent entrevoir des problèmes de gestion.
« Ça a été un véritable chaos », résume l'artiste franco-togolais William Wilson. Il exposait dix-huit tentures au Fesman, aux côtés de 140 autres plasticiens.
« On a été entraînés dans ce piège par les commissaires d'expo. »
Malgré le lourd investissement, rien ne se passe comme prévu. Dès l'ouverture, une série d'événements laissent entrevoir des problèmes de gestion.
« Ça a été un véritable chaos », résume l'artiste franco-togolais William Wilson. Il exposait dix-huit tentures au Fesman, aux côtés de 140 autres plasticiens.
« On a été entraînés dans ce piège par les commissaires d'expo. »
« Ekpessosso » numéro 4 de la série « L'Océan Noir », appliqué de coton polychrome, 170 x 100 cm (William Adjete Wilson)
William Wilson s'estime chanceux malgré tout :
« J'ai eu un hôtel, je suis passé à travers les gouttes. Au bout de trois jours, la tenancière de l'hôtel signalait qu'elle n'avait pas été payée. Elle disait que si elle avait su que les chambres étaient réservées pour le Fesman, elle aurait refusé. Deux ans plus tôt, à la Biennale de Dakar, des hôteliers s'étaient déjà fait avoir. »
« Moi, mes billets d'avion n'ont jamais été payés », raconte Florence Fofana, autre artiste invitée. Elle est restée à Lille. « Il n'y avait que de la com, rien d'autre », poursuit William Wilson. Mais les attachés de presse du Fesman n'ont pas été payés. Sur place, le traiteur interrompt son service en plein festival.
Kadhafi superstar
« Finalement, la seule chose que j'ai vue là-bas, c'est Kadhafi », ironise William Wilson.
« Il devait faire un discours à la télé sénégalaise. Il est arrivé avec une heure et demie de retard. C'était hilarant de voir les journalistes meubler, faire des plans sur la foule avec des gens qui étaient harangués et faisaient semblant d'être contents. Le discours était délirant. Il disait en gros : “On va créer les Etats-Unis d'Afrique et le Président, ce sera moi.” »
Mais c'est l'après-Fesman qui réserve le pire aux artistes. Comme les autres, Wilson prête ses œuvres le temps de l'exposition. Deux sociétés sont chargées de les convoyer jusqu'à Dakar : LP Art transporte les œuvres venant de 35 pays, d'Europe notamment. Le reste est affrété par une succursale de Bolloré à Dakar. Devinez quoi... les transporteurs n'ont jamais été payés.
Les œuvres prêtées, prises en otages
Sur le coup, Jean-Bernard Prêt, directeur de LP Art réclame son dû aux organisateurs. Silence radio : les bureaux du Festival ferment, les e-mails et les appels du transporteur restent sans suite. LP Art se tourne alors vers le président Wade et dépose un dossier à l'ambassade de France et au Médiateur de la République du Sénégal.
Faut de réponse, LP Art prend les œuvres en otage : « On a informé le Festival qu'on ne procéderait pas aux restitutions. Pour moi, c'était un moyen de faire bouger les choses. D'attirer l'attention », explique Jean-Bernard Prêt. Aujourd'hui, la société réclame de l'argent directement aux artistes qui peuvent récupérer leurs œuvres. « Nous les avons prêtées gratuitement », s'indigne William Wilson.
« Certaines étaient déjà vendues, d'autres devaient repartir dans d'autres expositions. »
Les artistes invités à les racheter... au kilo
La « participation aux frais » demandée aux artistes varie en fonction du poids-volume des oeuvress. Une dizaine d'artistes ont accepté, dont William Wilson.
« Les prix vont de 1 000 à 50 000 euros. J'ai eu de la chance, mes tentures étaient légères. Elles tenaient dans une petite boite. On m'a demandé 1 650 euros. J'ai négocié un peu. J'ai finalement payé 1 350 euros pour récupérer mes œuvres. »
« Après nous avoir baladés entre l'Etat sénégalais et l'assureur, LP Art ont proposé de nous faire des devis », explique Florence Fofana restée à Lille, mais dont neuf pièces en linoléum sont confisquées.
« Moi, j'ai refusé, j'étais trop fâchée et je le suis encore. J'ai reçu un devis quand même. Ils m'ont demandé 2 000 euros. Un prix exorbitant. »
LP Art assure qu'il remboursera les artistes dès qu'il aura été payé par le Fesman : « Ça n'est pas du rachat d'œuvre. » « Mouais, on a dû insister lourdement », lâche William Wilson. Depuis le mois de février, la situation est bloquée. La commissaire d'expo chargée des arts visuels Florence Alexis et le délégué général Aziz Sow font les morts. Artistes et prestataires essaient en vain de joindre Syndiely Wade.
« A Dakar, on a patienté pendant des jours devant une porte qui devait s'ouvrir et qui ne s'est jamais ouverte », raconte le transporteur. Au final, LP Art estime s'être « fait rouler dans la farine ». Les artistes dénoncent la prise en otage de leurs œuvres. En avril dernier, ils lancent une pétition adressée à Wade. L'écrivain congolais Alain Mabanckou vient de joindre sa signature au millier de nom déjà réunis.
Le transporteur LP Art réclame 709 000 euros
Quand un article du Financial Time médiatise le scandale le mois suivant, la fille du Président se rend au siège de LP Art et s'engage à régler la facture. Ses promesses sont restées lettre morte.
« Elle est repartie avec 78 pages de factures. La somme due au départ s'élevait à 790 000 euros, ramenés après négociation à 670 000 euros. »
Aujourd'hui, LP Art y ajoute 39 000 euros « pour les frais de stockage ». Une partie des œuvres se trouve aujourd'hui dans les entrepôts franciliens de LP Art. L'autre partie est restée à Dakar. Le transporteur a-t-il vraiment le droit de garder les œuvres ? Pour le juriste d'Africaart, association qui s'est faite le porte-voix de quelques artistes, « LP Art n'a pas le droit légal de garder les œuvres. Il faudrait que les propriétaires des œuvres aient signé un contrat avec eux ».
« Par contre, le code du commerce permet au transporteur de bien demander le paiement à la fois à l'expéditeur (le Fesman), mais également au destinataire, donc les artistes. »
Il conclut :
« C'est une question de fait qui joue en la défaveur des artistes. »
« Je ne peux pas me prononcer », répond le responsable de LP Art.
« Je ne ferai aucun commentaire. »
Shonibare rend sa médaille à Wade
Jusqu'au Fesman, l'œuvre de Yinka Shonibare, « Nelson's Ship in a Bottle » trônait au Trafalgar Square de Londres.
« J'ai eu un hôtel, je suis passé à travers les gouttes. Au bout de trois jours, la tenancière de l'hôtel signalait qu'elle n'avait pas été payée. Elle disait que si elle avait su que les chambres étaient réservées pour le Fesman, elle aurait refusé. Deux ans plus tôt, à la Biennale de Dakar, des hôteliers s'étaient déjà fait avoir. »
« Moi, mes billets d'avion n'ont jamais été payés », raconte Florence Fofana, autre artiste invitée. Elle est restée à Lille. « Il n'y avait que de la com, rien d'autre », poursuit William Wilson. Mais les attachés de presse du Fesman n'ont pas été payés. Sur place, le traiteur interrompt son service en plein festival.
Kadhafi superstar
« Finalement, la seule chose que j'ai vue là-bas, c'est Kadhafi », ironise William Wilson.
« Il devait faire un discours à la télé sénégalaise. Il est arrivé avec une heure et demie de retard. C'était hilarant de voir les journalistes meubler, faire des plans sur la foule avec des gens qui étaient harangués et faisaient semblant d'être contents. Le discours était délirant. Il disait en gros : “On va créer les Etats-Unis d'Afrique et le Président, ce sera moi.” »
Mais c'est l'après-Fesman qui réserve le pire aux artistes. Comme les autres, Wilson prête ses œuvres le temps de l'exposition. Deux sociétés sont chargées de les convoyer jusqu'à Dakar : LP Art transporte les œuvres venant de 35 pays, d'Europe notamment. Le reste est affrété par une succursale de Bolloré à Dakar. Devinez quoi... les transporteurs n'ont jamais été payés.
Les œuvres prêtées, prises en otages
Sur le coup, Jean-Bernard Prêt, directeur de LP Art réclame son dû aux organisateurs. Silence radio : les bureaux du Festival ferment, les e-mails et les appels du transporteur restent sans suite. LP Art se tourne alors vers le président Wade et dépose un dossier à l'ambassade de France et au Médiateur de la République du Sénégal.
Faut de réponse, LP Art prend les œuvres en otage : « On a informé le Festival qu'on ne procéderait pas aux restitutions. Pour moi, c'était un moyen de faire bouger les choses. D'attirer l'attention », explique Jean-Bernard Prêt. Aujourd'hui, la société réclame de l'argent directement aux artistes qui peuvent récupérer leurs œuvres. « Nous les avons prêtées gratuitement », s'indigne William Wilson.
« Certaines étaient déjà vendues, d'autres devaient repartir dans d'autres expositions. »
Les artistes invités à les racheter... au kilo
La « participation aux frais » demandée aux artistes varie en fonction du poids-volume des oeuvress. Une dizaine d'artistes ont accepté, dont William Wilson.
« Les prix vont de 1 000 à 50 000 euros. J'ai eu de la chance, mes tentures étaient légères. Elles tenaient dans une petite boite. On m'a demandé 1 650 euros. J'ai négocié un peu. J'ai finalement payé 1 350 euros pour récupérer mes œuvres. »
« Après nous avoir baladés entre l'Etat sénégalais et l'assureur, LP Art ont proposé de nous faire des devis », explique Florence Fofana restée à Lille, mais dont neuf pièces en linoléum sont confisquées.
« Moi, j'ai refusé, j'étais trop fâchée et je le suis encore. J'ai reçu un devis quand même. Ils m'ont demandé 2 000 euros. Un prix exorbitant. »
LP Art assure qu'il remboursera les artistes dès qu'il aura été payé par le Fesman : « Ça n'est pas du rachat d'œuvre. » « Mouais, on a dû insister lourdement », lâche William Wilson. Depuis le mois de février, la situation est bloquée. La commissaire d'expo chargée des arts visuels Florence Alexis et le délégué général Aziz Sow font les morts. Artistes et prestataires essaient en vain de joindre Syndiely Wade.
« A Dakar, on a patienté pendant des jours devant une porte qui devait s'ouvrir et qui ne s'est jamais ouverte », raconte le transporteur. Au final, LP Art estime s'être « fait rouler dans la farine ». Les artistes dénoncent la prise en otage de leurs œuvres. En avril dernier, ils lancent une pétition adressée à Wade. L'écrivain congolais Alain Mabanckou vient de joindre sa signature au millier de nom déjà réunis.
Le transporteur LP Art réclame 709 000 euros
Quand un article du Financial Time médiatise le scandale le mois suivant, la fille du Président se rend au siège de LP Art et s'engage à régler la facture. Ses promesses sont restées lettre morte.
« Elle est repartie avec 78 pages de factures. La somme due au départ s'élevait à 790 000 euros, ramenés après négociation à 670 000 euros. »
Aujourd'hui, LP Art y ajoute 39 000 euros « pour les frais de stockage ». Une partie des œuvres se trouve aujourd'hui dans les entrepôts franciliens de LP Art. L'autre partie est restée à Dakar. Le transporteur a-t-il vraiment le droit de garder les œuvres ? Pour le juriste d'Africaart, association qui s'est faite le porte-voix de quelques artistes, « LP Art n'a pas le droit légal de garder les œuvres. Il faudrait que les propriétaires des œuvres aient signé un contrat avec eux ».
« Par contre, le code du commerce permet au transporteur de bien demander le paiement à la fois à l'expéditeur (le Fesman), mais également au destinataire, donc les artistes. »
Il conclut :
« C'est une question de fait qui joue en la défaveur des artistes. »
« Je ne peux pas me prononcer », répond le responsable de LP Art.
« Je ne ferai aucun commentaire. »
Shonibare rend sa médaille à Wade
Jusqu'au Fesman, l'œuvre de Yinka Shonibare, « Nelson's Ship in a Bottle » trônait au Trafalgar Square de Londres.
Dans le Financial Times, le Nigérian apostrophe le Président :
« Vous m'avez honoré de la plus haute distinction de votre pays, l'Ordre national du Lion. Je renonce publiquement à cette médaille si vous échouez à redorer votre blason. »
Malgré le silence de Wade, LP Art garde espoir (et continue d'encaisser les chèques des artistes volontaires) :
« L'impact pour nous, va être minime. Mais l'impact politique qu'il peut y avoir au Sénégal va être important. »
« Le Festival devait annoncer un nouveau départ pour l'histoire et l'identité noire », conclut Shonibare dans le Financial Times.
« A la place, à cause des erreurs de gestion, il a engendré une détresse personnelle et une préjudice financier aux artistes. »
En attendant la réponse de Wade, tout le monde s'accorde au moins là-dessus.
( rue89.com )
« Vous m'avez honoré de la plus haute distinction de votre pays, l'Ordre national du Lion. Je renonce publiquement à cette médaille si vous échouez à redorer votre blason. »
Malgré le silence de Wade, LP Art garde espoir (et continue d'encaisser les chèques des artistes volontaires) :
« L'impact pour nous, va être minime. Mais l'impact politique qu'il peut y avoir au Sénégal va être important. »
« Le Festival devait annoncer un nouveau départ pour l'histoire et l'identité noire », conclut Shonibare dans le Financial Times.
« A la place, à cause des erreurs de gestion, il a engendré une détresse personnelle et une préjudice financier aux artistes. »
En attendant la réponse de Wade, tout le monde s'accorde au moins là-dessus.
( rue89.com )