Vu de Dakar, un vote en Angola présente presque moins d’intérêt qu’un scrutin au Sri Lanka. Tellement le mur d’incompréhension dressé, sous les magistères des Présidents Léopold Sédar Senghor et Agostino Neto, puis l’absence de contacts étroits, durant les deux décennies de pouvoir (1980-2000) du Président Diouf et les trente-huit ans de présidence d’Eduardo Dos Santos, ont fait de l’Angola et du Sénégal, deux Etats qui se tournent le dos, jusqu’à ce jour. Aucune esquisse d’un axe Dakar-Luanda n’a existé. Aucun balbutiement d’une coopération entre les deux pays, n’est enregistré. L’ambassadeur du Sénégal accrédité par le Président Macky Sall, a pour lieu de résidence : Libreville. Bref, le passé de défiances tenaces n’est toujours pas nettoyé et/ou expurgé des fantômes qui se baladent dans les cieux des deux pays.
En ce mois d’août 2017, un tournant se précise et un changement s’enclenche en Angola. A quelle cadence et suivant quelles doses ? Au pas de tortue et à doses forcément homéopathiques. Electoralement, la rupture est, à la fois, symbolique et notable. Le Président Dos Santos n’a pas été candidat à sa propre succession. Toutefois, la perestroïka angolaise est biaisée et aseptisée. Dans un pays où l’Etat, le Parti et l’Armée s’entrelacent ou s’enchevêtrent à tous les niveaux (un double héritage de la longue guerre de libération et de la sanglante guerre civile) les lignes bougeront à la manière d’une banquise. L’hégémonie du MPLA est sans fêlure. L’alternance rime avec le verrouillage. L’ancien Président Dos Santos tient les rênes du Parti majoritaire, jusqu’en 2018. Le Général Kopelipa, tout-puissant directeur des services secrets, ne bouge pas. C’est dire combien le Président élu, Jao Lourenço, est, à la fois, un produit et un prisonnier du système qui régente l’Angola, depuis son indépendance proclamée, en 1975.
En quoi l’actualité électorale et l’évolution politique de l’Angola, pays à mi-chemin entre les parties centrale et australe de l’Afrique, intéressent-elles le pays le plus occidental du continent ? De prime abord, l’Angola située aux antipodes, doit être le cadet des soucis du Sénégal et de ses dirigeants. Effectivement, la vérité de Bismarck selon laquelle « un pays fait son histoire mais subit sa géographie », n’opère pas entièrement, dans ce cas précis. Aucune pesanteur géographique n’est évidente ! En revanche, le poids de l’histoire et les intérêts d’ordre géopolitique ont mis les deux Etats en »full contact », comme disent les Anglais. D’abord, sur le terrain diplomatique où le télescopage est engendré par le soutien ostensiblement accordé par le Président Léopold Sédar Senghor, à l’Union Nationale pour l’Indépendance de l’Angola (UNITA), dirigée par le Docteur Jonas Malheiro Savimbi, et violemment opposée au MPLA d’Agostino Neto. Nous sommes au milieu des années 70. Ensuite, en Guinée-Bissau, pays lusophone, dont la proximité avec la Casamance longtemps en rébellion armée, reste une intarissable source de frictions avec le Sénégal.
En effet, de 1975 à 1980, le Président Senghor a choisi son camp dans la guerre civile et la lutte pour le pouvoir en Angola. Par anticommunisme et par « négrophilie » internationale (la négritude mélangée à la sauce diplomatique) le premier chef de l’Etat du Sénégal a dénoncé la présence militaire soviéto-cubaine auprès du MPLA et, dans la foulée, autorisé l’ouverture d’un Bureau de l’UNITA à Dakar. Le Représentant de l’UNITA au Sénégal, Kakumba Marquès, avait presque les privilèges d’un chargé d’affaires. A cette époque-là, le Président Savimbi et les responsables de l’UNITA voyageaient avec des passeports diplomatiques délivrés par le Sénégal. A Addis-Abeba, la diplomatie sénégalaise d’alors, s’opposait farouchement à l’admission dans l’OUA, de la République d’Angola gouvernée par Agostino Neto, leader du MPLA.
Explications fournies à haute voix : Senghor contrecarrait l’expansionnisme soviéto-cubain via le MPLA. Raison pour laquelle Dakar avait dépêché un bataillon, aux côtés des armées française et marocaine à Kolwezi (au Shaba) pour stopper la progression des rebelles anti-Mobutu, déboulant du territoire angolais. Justifications murmurées à voix basse : Senghor ne pifait pas les métis qui peuplaient les instances dirigeantes du MPLA, au détriment des Noirs majoritaires dans tous les Partis politiques et dans tout le pays. En privé, Senghor disait : « J’aime le poète Neto, plein de talent. Mais le politique Neto est trop rouge ». Réplique de Lucio Lara, Secrétaire général du MPLA qui m’apostrophait, en 1979, à Conakry : « Mon cher ami Ndiaye, ton Président chante le métissage culturel dans sa littérature, mais il récuse le métissage biologique et politique en Angola… ». Senghor n’était peut-être pas conséquent aux yeux des idéologues du MPLA. Cependant, il était totalement désintéressé dans son soutien à l’UNITA. Contrairement à Valéry Giscard d’Estaing (les diamants de Bokassa) et à l’opposé des Présidents Blaise Comparé et Gnassingbé Eyadema (autres parrains de l’UNITA), Léopold Sédar Senghor n’a jamais pris un carat de Savimbi. Dakar n’a jamais eu des airs d’Anvers, à l’image de Lomé et Ouagadougou qui abritaient des comptoirs et écoulaient les quantités de diamants volés par les maquisards de l’UNITA. Toute l’épaisseur des rancœurs angolaises est là.
Autre espace où les intérêts du Sénégal et ceux de l’Angola se heurtent encore : la Guinée-Bissau. Dans ce pays collé à la Casamance, les séquences de l’histoire de la décolonisation et les réalités de la géographie donnent un grand relief aux servitudes de la géopolitique. Des Sénégalais – parmi lesquels des responsables – m’ont souvent interrogé, avec un brin de perplexité, sur l’influence agissante, débordante et…déstabilisatrice de l’Angola, en Guinée-Bissau. En fait, la nature et l’ampleur des liens entre les deux ex-colonies portugaises prédisposent à la communion politique et frisent la fusion charnelle. Jeune ingénieur agronome formé à Lisbonne, Amilcar Cabral, futur fondateur du PAIGC, est affecté dans les zones rurales d’Angola, à la fin des années 50. Sur place, Cabral noue une solide amitié avec les futurs dirigeants du MPLA : Viriato Da Cruz, Agostino Neto et l’écrivain Mario De Andrade. Plus près de nous, l’ex-Premier ministre de Guinée-Bissau, Carlos Gomez Junior, a fait son service militaire en Angola, dans les rangs de l’armée coloniale portugaise. Ce n’est pas tout. Dans le premier gouvernement de la Guinée-Bissau indépendante, formé par Luis Cabral, le portefeuille de la Culture est confié à l’Angolais Mario De Andrade. Ce n’était donc pas étonnant que la Guinée-Bissau intervînt militairement en Angola, aux côtés des soldats cubains. La fraternité d’armes et le sang versé en commun donnent un droit d’ingérence (une immixtion presque convenue conjointement) de Luanda dans les affaires de Bissau. En clair, l’Angola est davantage liée à la Guinée-Bissau qu’au Mozambique qui est pourtant situé en Afrique australe. Pour la petite histoire, feu Ansoumane Badji, longtemps Représentant du MFDC à Lisbonne, eut de solides amitiés au sein du MPLA.
L’après-Senghor n’a malheureusement pas gommé les aspérités bilatérales. En dépit des efforts accomplis et, surtout, des gages de bonne volonté et de volonté de changement de cap donnés et démontrés par le Président Abdou Diouf qui a fermé le Bureau de l’UNITA puis expulsé le Représentant de Jonas Savimbi. Mieux, le Président Diouf, en tant que Président en exercice de l’OUA, fit une mémorable et militante tournée dans les pays de la ligne de Front, aux prises avec le régime de l’Apartheid. Diouf augmenta l’aide financière du Sénégal, à la SWAPO et à l’ANC. L’Angola resta de marbre devant ces gestes et signaux amicaux. Par l’entremise du Président Aristides Pereira, il y eut l’unique tête-à-tête Diouf-Dos Santos, sur l’île de Sal, au Cap-Vert. La seule rencontre au sommet entre les dirigeants des deux pays, au début des années 80. L’évitement politique du Sénégal est tel que le Président Eduardo Dos Santos, en route vers la Havane ou New-York (siège de l’ONU) effectue l’inévitable escale à Praia et non sur l’aéroport de Dakar.
Aujourd’hui, ceux qui ont écrit cette page jaunie, ont, peu ou prou, quitté la scène politique. Le Président Macky Sall n’est pas comptable d’actes politiques et d’options diplomatiques qui datent de ses années de lycée. De son côté, le nouveau Président Jao Lourenço est certes, un jeune apparatchik du MPLA, mais il n’appartient pas à la vieille garde formatée par les années de braises. En outre, Jao Lourenço n’est pas un poulain de Dos Santos. Enfin, le troisième Président de l’Angola indépendante n’a pas côtoyé l’icône Neto. Par conséquent, il est plus enclin à se projeter vers les avant-postes qu’à mener des combats d’arrière-garde. L’émergence d’un axe Dakar-Luanda est désormais du domaine du possible et du souhaitable. Le deuxième producteur d’or noir, en Afrique au sud du Sahara, peut nouer un utile partenariat avec le futur géant pétrolier, dans cette même partie du continent : le Sénégal. A Bissau, Macky et Jao peuvent harmoniser les intérêts stratégiques du Sénégal et l’influence ancienne et ancrée de l’Angola, au bénéfice d’une stabilité durable de la patrie d’Amilcar Cabral. Condition sine qua non pour une Casamance durablement pacifiée.