Son professionnalisme, ses états de services, voire ses faits d'armes sont loués par tout le monde. Aussi son attachement au concept armée-nation se gardant de s'immiscer dans des conflits opposant hommes politiques est salué. C'est d'ailleurs ce qui a valu au Sénégal d’être parmi les rares pays d'Afrique à ne pas avoir connu de coups d’État.
De 1952 à 2018, 41% des coups d’État enregistrés par le continent noir se sont produits en Afrique occidentale. Des pays comme le Mali, la Guinée Bissau ou la Guinée Conakry et la Mauritanie, tous frontaliers au Sénégal ont connu des putsches. Ce qui fait du Sénégal un îlot de stabilité dans un océan d'instabilité, comme aime bien le répéter le Dr Bakary Sambe.
Les forces armées sénégalaises ont joué un rôle essentiel dans le maintien du Sénégal dans le cercle restreint des nations africaines qui n'ont jamais traversé de soubresauts liés à des tentatives par des militaires de prendre le pouvoir. Ce statut attire des regards. C'est en tout cas suffisant pour qu'un officier d'active de l'armée de l'air américaine lui consacre une étude de 33 pages.
Intitulée « une enclave militaire sénégalaise efficace : L'Armée-Nation se met en place » ladite étude a été diffusée en mars 2019. Pour arriver ce résultat, il a du en partie, réussir à faire parler la « grande muette ». En clair, des membres des forces armées ont répondu aux questions de ce chercheur pas comme les autres.
Comment l'armée a géré le conflit Dia/Senghor
À travers ce travail fouillé, il démontre comment à partir des événements de 1962 ayant opposé le premier président du Sénégal indépendant au président du Conseil des ministres, Mamadou Dia, les forces armées sénégalaises ont su bâtir un appareil républicain, refusant de s'impliquer dans les conflits internes des hommes politiques.
Lors de cette crise politico-institutionnelle, le président Mamadou Dia avait avec lui la police, la gendarmerie et le chef d’État major général des armées de l'époque Amadou Fall car, il était en même temps ministre de la Défense. Pour sa part, le président Senghor a fait confiance aux parachutistes pour protéger le palais présidentiel, écrit le chercheur américain. Cependant, fait remarquer le Dr Matiseck, Senghor a fait montre de sang froid en demandant aux militaires de ne pas tirer sur Dia et ses partisans.
Cette attitude du président Léopold Sédar Senghor a participé à empêcher la politisation de l'armée, écrit l'officier d'active de l'armée de l'air américaine. Dans le même temps, cela a permis d'éviter de compromettre la confiance placée dans l'armée par les pouvoirs publics. Nommé CEMGA (chef d’État major des armées) en remplacement du Général Fall, le Colonel Jean Alfred Diallo, promu Général, a refusé à son tour de déployer les forces armées pour mettre fin aux manifestations estudiantines en 1968. Ce, dans un contexte où les dirigeants d'autres pays africains ont utilisé leurs armées pour réprimer des manifestations similaires.
Sous Abdou Diouf, le chercheur américain rappelle que l'armée sénégalaise a tenu à réaffirmer son ancrage dans le concept armée républicaine en refusant de prendre parti pour un camp ou un autre. Le Général Joseph Louis Tavarez de Souza refusa ainsi de réprimer les violences post-électorales en 1988, après que Abdou Diouf a gagné la présidentielle au dépens de Me Abdoulaye Wade. Wade ?
Comment l'armée a tenu tête aux tentatives de personnalisation de Wade
L'Etude démontre ensuite comment les forces armées sénégalaises ont lutté pour refuser les tentatives de personnalisation dont elles ont fait l'objet de la part du 3e président du Sénégal. Durant son magistère, le Pape du Sopi a ainsi, à plusieurs reprises tenté de contourner le processus de nomination rationalisé établi par l'armée et par lequel elle soumet au chef de l'Etat une liste d'Officiers supérieurs, susceptibles d’être nommés aux responsabilités qui siéent.
Dans ses recherches, le Dr Matiseck a constaté qu'à chaque fois, les forces armées sénégalaises ont repoussé en supprimant la plupart des choix de Wade parce que « beaucoup d'entre eux étaient simplement non qualifiés ou considérés comme incompétents ».
Finalement, relate le chercheur, un accord mutuel a vu le jour où Wade a pu promouvoir plusieurs de ses " amis proches " au grade de Général et Amiral, dont, durant son mandat, il tripla le nombre de promotions à ces grades. Ainsi, les forces armées sénégalaises ont pu gérer Wade tout en préservant leur couleur apolitique.
Pourtant, c'est sous son magistère, à un an de la fin de fin de premier mandat, que le vote des militaires a fait son apparition. Dans la même période, il prend la décision d'augmenter les salaires et les avantages sociaux des militaires. « Cependant la plupart des officiers sénégalais y voyaient une tentative cynique de politisation de l'ensemble de l'armée », rapporte le Dr Matisek qui ajoute que « de nombreux membres du personnel des forces armées sénégalaises ont admis ne pas avoir voté-ou avoir voté pour l'autre candidat à l'époque ». « Néanmoins, Wade a été réélu en 2007 avec 56% des voix au premier tour », constate-t-il.
En 2012, Wade cède son fauteuil à Macky Sall au détour de deux tours. Sans incident. «beaucoup d'entre les membres des forces armées sénégalaises interrogées considèrent que l'arrivée de Macky Sall est considéré comme un retour à la normalité dans les relations civilo-militaires », indique le chercheur.
La Casamance, un terrain pour façonner le bon militaire
Partant d'un rapport du département d’État américain intitulé « Le Sénégal a des forces armées bien entraînées et disciplinées », le Dr Jahara Matisek explique qu' « au fil du temps, les forces armées sénégalaises ont rationalisé leurs institutions, devenant une organisation forte, bureaucratiquement efficace, qui apprend et s'adapte devant toute situation ». Soulignant qu'une grande partie des officiers sénégalais ont été formés et éduqués dans divers pays du monde, sans discrimination aucune, le Dr Matisek ne minimise pas par contre un autre aspect non moins important de la rationalisation et de ce qu'il appelle «reconditionnement».
« Tout le personnel sénégalais doit effectuer des rotations de déploiement en Casamance, ce qui en fait un conflit formateur pour trois raisons : premièrement, de nombreux officiers des armées affirment que cela a forcé leur organisation à être plus ingénieuse et efficace, ce qui leur a permis de faire face aux menaces voisines, améliorant ainsi leur capacité à mener ailleurs les opérations de maintien de la paix », poursuit-t-il. Le dispositif mis en place répond à la norme selon laquelle des rotations régulières de déploiement de bataillons, où l'unité passe 6 mois en Casamance, 6 mois en garnison (en formation), 6 mois dans une mission internationale de maintien de la paix, puis 6 mois en garnison.
Revenant au conflit casamançais, il fait savoir qu'il a servi de « terrain d'essai » pour les jeunes officiers, où les commandants des forces armées ont trouvé lequel de leurs soldats avait fait preuve de la plus grande compétence et de la plus grande bravoure. Enfin, il a aidé les troupes à développer un sentiment d'identité national lorsqu'elles ont combattu contre le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC).
Par ailleurs, le Dr Matisek est presque heureux de constater que la « robustesse des forces armées sénégalaises s'est principalement concentrée sur leur capacité d’être une armée apolitique sous les auspices idéologiques de l'armée nation ». « De plus, malgré la prédominance de l'Islam, l'armée est très laïque », enchaîne-t-il en donnant plusieurs exemples de soldats qui se sont fait remonter les bretelles pour avoir affiché des signes religieux dans le cadre de leurs missions.