Entretien avec le Lieutenant-colonel Adama DIOP : « Tous les pays qui ont une armée unie n’enregistrent pas de coups d’Etat »


L’annonce du président de la République abrogeant le décret convoquant le corps électoral le 25 février prochain a fait un grand tollé sur la toile. Ceci vise à clarifier les conditions dans lesquelles certaines candidatures ont été déclarées irrecevables par le Conseil constitutionnel qu’on a accusé de corruption. Des manifestations politiques ont été déclenchées dans toute la capitale ainsi que dans les régions. Ce qui a causé la mort de trois jeunes sénégalais, dont Landing Camara, Alpha Yoro Tounkara et Modou Gueye. 

Avec ces tensions politiques qui ne cessent de prendre de l'ampleur, Dakaractu a eu un grand entretien avec un ancien Colonel de l’armée le Lieutenant-colonel Adama DIOP, ancien Chef de la Division Médias et stratégies de la Dirpa qui va se prononcer sur l’actualité du pays.  

Dakaractu : Est-ce que vous trouvez normal qu'à quelques heures du lancement de la campagne présidentielle qu’on puisse annoncer un report ?

Lieutenant-colonel Adama Diop
: s’agissant du report de l'élection présidentielle du 25 février, il est du ressort des politiques et du pouvoir de se prononcer dans les joutes qui les concernent. Maintenant donner mon avis en tant que citoyen, revient à dire que quand il y a une situation exceptionnelle, il faut toujours des mesures exceptionnelles. Les tenants et les aboutissants de ce report, je ne les maîtrise pas et les causes non plus. Le président de la République a sur ses épaules la bonne marche des institutions, la définition de toutes les politiques et la stabilité du pays ; s’il en arrive à prendre une décision, on la lui concède parce que c’est dans ces prérogatives et en bon militaire je dirai tout simplement reçu. Mais je voudrais m'appesantir sur la stabilité du pays et l’équilibre qu’on doit avoir entre les institutions. Se faisant certains piliers qui jouent des rôles importants tels que les forces de défense et de sécurité, elles ont des missions spécifiques, mais on ne devrait pas les associer à ces situations politiques.  

Nous avons entendu le président de la République lors d’un entretien avec une presse étrangère parler de "forces organisées". Certains ont sous-entendu qu’ils parlent de l’Armée. Selon vous, est-ce le cas ?

« Tous les pays qui ont une armée unie n’enregistrent pas de coups d’Etat »


Il faut revenir à la question du Président ; il pourra vous dire ce qu’il entend de cette affaire. Toujours est-il que je veux revenir sur un point. Il faut qu’on éloigne l’Armée et toutes les forces de défense et de sécurité des situations relatives aux joutes politiques. Nous sommes des gens bien organisés. Nous avons une institution bien organisée. Des gens bien formés qui ont un esprit républicain incomparable à celui des autres citoyens. Nous sommes une armée unie et tous les pays qui ont une armée unie n'enregistrent pas de coups d’Etat. Lors de la crise casamançaise, celui qui commandait l’armée de terre était d’ethnie diola et on n’a jamais su ou avancé un quelconque esprit allant dans un sens ou dans l’autre. L’armée doit rester en dehors de ces situations et si le Président parle de "forces organisées" peut-être qu’il veut souligner autre chose. Moi je me limite à croire que on ne fera pas référence à l’armée et on n'insinue pas un éventuel coup d’Etat. C’est l’entendement que j’ai en bon militaire, c’est ce que je retiens de cette insinuation. Mais retenez que nous devons, comme les militaires et toutes les forces de défense et de sécurité, œuvrer de même que les civils pour la stabilité du pays parce qu’un pays dans le chaos, il n’y a rien de pire. Tout est à l’arrêt ; les maisons sont closes, les rues sont désertes, pas d’eau, pas d’électricité, pas d’évacuations sanitaires, pas de marchés, pas de banques, pas de taxi. On doit tous nous unir pour faire en sorte que cette situation n’arrive pas au Sénégal. Je sais qu’il y a des ressorts même du côté religieux sur lesquels on peut s’appuyer pour maintenir ce Sénégal qui navigue depuis très longtemps dans un climat tranquille.

Certains politiciens disent après le 2 avril, le Président Macky Sall ne sera plus président ; ce sera soit le président de l'Assemblée nationale ou l’armée de prendre le pouvoir. D’après vous est-ce une bonne idée ?

« Il appartient aux politiques, aux juristes et à tous les cadres de ce pays de définir les voies de sortie d’une crise. »

Il faut toujours écarter la prise du pouvoir par l’Armée. Je ne veux même pas l’entendre de quelques bouches qu’ils peuvent provenir. Maintenant, vous êtes un pays organisé. Nous avons des institutions qui sont en marche. Je disais tantôt que tout est clair et défini. Il appartient aux politiques, aux juristes et à tous les cadres de ce pays de définir les voies de sortie d’une crise. En tout cas de ce que j’ai lu dans la presse, des sillons sont tracés ou des solutions qui peuvent nous permettre de retrouver la stabilité. Nous devons tous œuvrer pour la stabilité du pays. Sur le plan juridique, le droit sera dit et si l'Assemblée nationale trouve les moyens ou du moins dans ses prérogatives pour faire en sorte que le Président puisse contrôler le pays après et que c'est réglementé il n'y a aucun problème. Mais de grâce qu’on ne vient pas parler de l'armée.  

Vous constatez avec nous que lors des manifestations politiques, il y a parfois des répressions meurtrières. Pourquoi ?

« Devant une foule qui est hystérique, vous avez la possibilité de vous protéger. (…) »

Vous savez, une force pour qu'elle puisse intervenir, il y a deux choses qui sont essentielles, la légitimation de la force et la définition de l'action de la force. La légitimation, une fois que les Forces de Défense et de Sécurité (FDS), forces de premières catégories sont déployées, il y a une évaluation de la situation qui est faite. Si l'Armée doit intervenir en renfort, ce sera aussi dans le cadre légal. Mais, avant que les forces ne sortent, ce qu'ignorent certains civils ; que ce soit la Police, la Gendarmerie ou l'Armée, les gens reçoivent des ordres d'opérations. Et l'ordre d'opération, c'est d'abord la situation, on vous explique la situation, on vous donne votre mission et dans les répartitions des missions, chaque entité sait ce qu'elle doit faire sur le terrain et on en arrive aux consignes. Si telle situation se passe, faites ceci. S'il y a maintenant un changement de situation, elles reçoivent des ordres donnés. Mais chaque fois qu'on voit les policiers ou les gendarmes se replier, les gens disent que les policiers s'enfuient ou les gendarmes s'enfuient. Non ! Ce sont des replis tactiques, ils ne sont pas là pour tirer sur la population. Mais quand par exemple, devant une foule qui est hystérique, des gosses portent des gourdins, des machettes ou autres pour supprimer votre vie, mais vous avez la possibilité dans vos derniers retranchements de vous protéger et c'est ce qui se passe, le plus souvent.

« Les policiers et gendarmes ne sont pas les ennemis de la population. »

Les militaires, les policiers et gendarmes ne sont pas les ennemis de la population parce qu’ils portent des tenues. mais vous ne savez pas, ce qu'ils portent dans leurs cœurs. Ces personnes peuvent être président de la République, comme des membres de l'opposition. Mais ils ont une mission régalienne qui les couvre d'abord et leurs formations leur dictent de pouvoir assurer cette mission jusqu'au sacrifice suprême. Même si ce n'est plus la peine, parce qu'on a vu des policiers qu’on a malmenés et qui étaient dans l'exercice de leur fonction. Donc, il vaudrait que les gens comprennent que les FDS ne sont pas là pour tirer sur les populations. Mais les populations aussi ne doivent pas dans le cadre de l'exercice des missions des Forces de défense et de sécurité, en venir à les acculer ou à chercher à les liquider.

Parlons du cas des journalistes qui sont brutalisés par les FDS sur le terrain alors qu’ils sont dans l’exercice de leur métier ?

« Dans l'espace où vous accomplissez votre mission, tous les obstacles qui vous empêchent de les exécuter, vous les dégagez ! »

Vous savez, quand vous exécutez une mission, c'est dans l'espace et dans le temps. Cela veut dire quoi ? Dans l'espace où vous accomplissez votre mission, tous les obstacles qui vous empêchent de les exécuter, vous les dégagez !  C'est à la presse de comprendre par où les gens doivent se mettre. Les journalistes peuvent demander aux autorités qui commandent, est ce qu'on peut se mettre ici ? Mais quand vous venez, vous vous mettez dans leur dispositif et vous les empêchez de travailler mais ils vous dégagent. J'ai vu au mois de Mars 2021 quand le préfet était là, devant les forces de Gendarmerie, il y avait un journaliste qui était à côté des gendarmes mais qui a eu une blessure. Après, il a dit qu’il a reçu un projectile là-bas. Que les gendarmes avaient tiré sur lui alors qu’il était du côté des gendarmes. Il n'a pas tenu en compte des pierres qui venaient de l'autre côté. Donc, il faut adopter une attitude responsable d'abord, pouvoir parler aux autorités qui commandent les gens et ne pas venir parce que vous voulez avoir un scoop, des images, mais vous vous mettez dans un endroit qui empêche les FDS de pouvoir assurer leur mission. Et là, on vous dit dégager, d'ici vous qui n'êtes pas bien formé ou qui ne comprenez pas les exigences de la mission, on vous pousse, on vous fait dégager manu militari. Ça, c'est la réalité. L'importance de la mission exige que les journalistes laissent les Forces de Défense et de Sécurité assumer pleinement leur mission dans l'espace et dans le temps.

À chaque fois qu’il y a des manifestations politiques, les données mobiles sont suspendues par le ministre de la Communication. Êtes-vous d’avis ?

« J’approuve la suspension de l'internet pour garantir la stabilité du pays »

Au Sénégal, à chaque fois que les gens manifestent, il y a certains qui filment à partir de leurs balcons. Et ceux qui sont animés d'un esprit maléfique peuvent ramener des images qui datent de longtemps pour envenimer la situation au point que les jeunes s'alarment et envahissent les rues. C'est pourquoi, je suis d'avis que l'internet doit être suspendu pour éviter que la situation ne dégénère. C’est la manière dont les gens utilisent les réseaux sociaux qui amènent les autorités à mettre une croix momentanément sur le fonctionnement du net. C'est pour la stabilité du pays. Il y a toujours des dégâts collatéraux, il y a des morts et certains perdent leurs biens. La responsabilité n'est pas à chercher du côté de l'autorité qui a suspendu le net, mais plutôt du côté des gens qui cherchent à mettre de l'huile sur le feu au point de commettre des dégâts auprès d'honnêtes citoyens. Je recommande aux citoyens de faire face à cette coupure et de ne pas être alarmiste, mais d'avoir un esprit républicain afin que cette situation puisse connaître son épilogue.

Aida Ndiaye Fall



Vendredi 16 Février 2024
Dakaractu