Dieu, Monothéisme et Histoire (Partie 1) Par Dr Ndiakhat NGOM*


« Science sans conscience est ruine de l’âme, certes, mais conscience sans science a tué beaucoup de personnes », a écrit l’hématologiste français, Jean Bernard, qui reformule avec humour les mots de Rabelais. Le manque de culture religieuse participe pour beaucoup aux relations souvent heurtées entre musulmans et chrétiens, et juifs, et obère lourdement les bases de la « culture de paix », thématisée par l’Unesco, dans les années 90. Définir une conscience interreligieuse et cosmopolite profondément enracinée dans le monothéisme et fortement ouverte à la modernité, tel est l’objet de cet article réactualisé (Ramadan et l’Aylatoul khadr obligent), qui est une communication préparée lors du sommet de l’Organisation de la Conférence Islamique (Oci), tenue à Dakar, en mars 2007.



Par rapport au polythéisme, les religions révélées ont ce caractère particulier d’un Dieu unique qui se décale de pratiques antiques dédiées à des symboles et icônes multiples, selon l’espace culturel ou géographique. Le polythéisme africain ou grec – qui nous est conté avec un anthropomorphisme plutôt lourd des guerres, jalousies et vengeances entre les dieux – est aux antipodes du Dieu moral abrahamique ou monothéisme (bien que certains historiens remontent cette « révolution » à l’époque d’Akhenaton, avec Amon Râ). Ensuite, elles ont cette propension à l’universel bien que certains de leurs traits soient marqués par le milieu qui les a vus naître, avec une symbolique sociale très prononcée. A ce titre, les religions talmudiques, chrétiennes et islamiques nées dans une aire géographique désertique (la péninsule arabique) véhiculent dans leur Livre respectif une forte symbolique agro-pastorale. Les Sémites, ancêtres des Israéliens, étaient des semi nomades et éleveurs de moutons, alors que Jésus était un paysan galiléen. D’où la présentation de Dieu, aussi bien dans la Thora (Ancien Testament) que dans la Bible (Nouveau Testament), comme un berger et les élus comme un troupeau. On notera la patriarcalité et la verticalité de la relation entre le Guide et les égarés, le Transcendant et l’immanent, l’Unique et le multiple, le Caché et l’apparent, le Vrai et l’illusion, etc. Cela est valable pour l’Islam, car le Prophète (PsL) et ses compagnons étaient des caravaniers et nomades. Caractères qui expliquent la forte symbolique du chameau, du cheval ou du mouton (songez ici au sacrifice d’Abraham).



L’apparition des trois religions monothéistes dans cet espace (le désert) propice au retrait, à la concentration et à la méditation n’est pas fortuite. Le Coran est « descendu » sous la forme d’une révélation (synonyme ici d’inspiration) que seuls le vide, l’oubli de soi, donc la spiritualité (qui n’est pas synonyme de religiosité) peuvent favoriser. On peut présumer que la symbolique et les pratiques des religions du Livre seraient différentes si celles-ci étaient nées de régions à forte densité arbustive (Afrique centrale, par exemple) ou de zones de froid extrême, comme chez les Esquimaux. En outre, certains traits narratifs de ces trois Textes majeurs semblent arrimés à la vaste littérature de l’ancien Orient qui serait de facto leur lit nourricier. II existe en effet une proximité aussi bien sur le fond que sur la forme entre la Genèse (texte introductif aux trois Livres) et certains textes lyriques ou liturgiques de Sumer, de la Babylonie ou de Thèbes. En un certain sens, la Thora, la Bible et le Coran sont une source intarissable de connaissances sur la philosophie, la psychologie et la sociologie, en un mot, sur l’imaginaire de ces peuples. Mais la visée du discours vers l’universel n’est pas pour autant fermée. A y regarder de près, les maximes et les leçons de vie des textes sacrés sont destinées à tous les hommes, et sont censées s’insérer de façon plus ou moins parfaite dans leur culture d’origine. Outre les vertus du bien et du mal, ils véhiculent aussi celles de la fidélité, du courage et de l’endurance qui renseignent beaucoup sur leur trajectoire historique. Devant combattre ou l’ordre paganiste multiséculaire ou une domination étrangère, ils étaient appelés à se familiariser avec les armes (au sens propre et figuré) pour imposer une nouvelle vision du monde, celle du Dieu d’Abraham.



S’il est vrai que l’Ancien Testament (ou ancienne Alliance) traduit la relation privilégiée voire fusionnelle entre Dieu et le « peuple élu » (Israël), celle-ci demeurerait floue si l’on ne prend pas en compte l’histoire mouvementée du peuple juif, depuis l’émergence d’Israël dans l’Histoire (vers -1200), en passant par la première destruction du temple (vers -587), jusqu’à la dispersion des juifs en Mésopotamie et en Egypte (avec 400 ans d’esclavage). Vraisemblablement, la rédaction de l’Ancien Testament s’est faite à cette époque (-538) avec l’émergence des premiers prophètes. On peut supposer qu’ils servaient « d’antidote » à la douleur des juifs devant l’Exile, la servitude et l’occupation étrangère (perse puis hellénique), interprétée comme volonté de Dieu d’éprouver « son » peuple. A ce propos, la similitude de lecture de la douleur comme « cadeau de Dieu » est frappante au niveau du monothéisme. Elle est ce qui permet de comprendre, à Jérusalem, la capture du Christ par les Romains (avec la complicité de Judas, des grands prêtres et des pharisiens), qui s’est dénouée tragiquement avec le récit de la Passion (crucifixion), puis, 7 siècles plus tard, les guerres entre Mohammed (PsL) et les « païens », avec les événements douloureux, comme l’Hégire, ou les batailles meurtrières, comme Uhud. Les religions du Livre ont ceci de commun qu’elles ont toutes emprunté le chemin sinueux de la douleur, celui de la souffrance. D’une certaine manière, l’endurance et la fidélité des « premiers soldats » du monothéisme (synonymes de martyrs) à Dieu ont été élevées aux rangs de vertus pour les fidèles et leurs servent de boussole contre le naufrage (le doute, la folie ou le suicide), en cas de difficultés existentielles.



Curieusement, la proximité culturelle entre ces discours ayant comme fond commun Abraham n’a pas empêché une correspondance, disons, imparfaite entre le Texte et sa trajectoire historique. L’homogénéité entre la culture juive et le discours que celle-ci tient sur elle-même (réflexivité) semble plus marquée que les deux autres Livres face à leur propre histoire, et cela semble tenir à des considérations historiques. En dehors d’Israël, le Judaïsme se pratique essentiellement au niveau de sa diaspora, entre juifs Ashkénazes (Europe du nord, de l’est) et juifs Séfarades (Afrique du nord, péninsule ibérique). Mais il n’y a pas un écart cultuel majeur entre pratiquants, outre l’orthodoxie rabbinique très conservatrice, et proche de la droite israélienne (Likoud). En revanche la situation des deux autres religions nées sur ses flancs est plus complexe. Le Christianisme et l’Islam se sont propagés en dehors de leur contrée et ont embrassé des peuples et cultures lointains et hétérogènes, ce qui pourrait participer à leur « éclatement » (songez ici à l’expression « islam noir » ou confrérique). Mais motiver cette fissure par la seule différence de culture constitue une illusion dont il faut se dépêtrer. La vie et l’œuvre de Jésus ne nous sont parvenus que grâce aux Evangiles, Mathieu, Luc, Marc et Jean. Ces derniers ne sont pas ses compagnons. Ce sont les apôtres (équivalents des Saabas chez le Prophète (PsL)), au nombre de douze, qui le sont. Une ou deux générations (25-50 ans) ou moins les séparent. II est probable que les Evangiles ne sont pas l’œuvre d’une seule personne, mais celle de plusieurs regroupées autour d’une figure emblématique qui porte son nom. En outre, elles étaient orales avant d’être transcrites progressivement avec le temps, pas de façon linéaire, mais selon un processus discontinu, fait de retouches, de relectures, passant de leur transcription de l’hébreu en grec septante, avec tout ce que cela comporte évidemment comme difficultés (songez ici à la polémique linguistique relative à la prophétie d’Isaïe (7,14) avec le mot hébreu « almah » traduit improprement, selon certains exégètes, par le grec « parthenos »).



Le travail herméneutique et de compilation des textes du Christianisme a suscité une approche différentialiste entre textes dits « officiels » ou « canoniques » (les quatre Evangiles) et ceux dits « apocryphes » (Pierre et Thomas). Ces derniers seront censurés parce que jugés peu crédibles aux yeux des docteurs de l’Eglise. A ce propos, la quatrième Evangile (Jean) a échappé de peu à cette censure, et est légèrement décalée par rapport aux trois autres appelées « synoptiques » ou « autonomes ». Pour l’islam, outre d’autres scribes, c’est Ubbay, le secrétaire du Prophète (PsL) qui se chargeait de cette tâche créatrice d’histoire. Du vivant de Jésus et du Prophète (PsL), ni la Bible ni le Coran n’étaient encore consignés sous la forme officielle que nous connaissons. En fait, nous ne connaissons ces deux grandes figures du monothéisme qu’à travers le témoignage de leurs premiers disciples. C’est un fait majeur de l’histoire des religions du Livre.



A l’instar du Christianisme, les premiers textes de l’Islam étaient des scriptes rudimentaires constitués de papyrus ou peaux ou omoplates de chameaux sur lesquels était notée la parole de Dieu inspirée au Prophète (PsL). Dans certains cas, l’oralité avait également droit de cité avec certains de ses anciens compagnons, tel Ibn Malick, le plus vieux d’entre eux. Ces « apôtres » en savaient beaucoup sur la Révélation et avaient ainsi un rapport de pouvoir sur leurs contemporains. Nous apprenons beaucoup sur l’histoire du Coran et les péripéties de sa consignation définitive. En effet, à la disparition du Prophète (PsL), en 632, deux versions s’opposent. L’une défend la double thèse qu’une vive inquiétude aurait gagné les esprits. On s’inquiétait du devenir de la future Ummah, suite aux velléités de dissidence (ridda) de certaines tribus arabes menaçant de retourner au paganisme, au nom de « Mohammed est mort, l’Islam est mort ». En outre, certains de ses fidèles compagnons à qui il aimait se confier avaient péri lors des batailles menées au nom de l’Islam. L’autre camp défend la thèse inverse, en soutenant que non seulement la Révélation était achevée en 632, mais les matériaux rudimentaires sur lesquels était consignés le Coran, et pouvant être affectés par l’érosion du temps, ont été bien conservés. C’est d’abord Omar. B. Khattab, second calife (634-644) et père d’Afsa, qui fait part de ses inquiétudes à Abu Bakr, premier calife (632-634) et père d’Aïcha. II lui conseille de mener une compilation de ces fragments primitifs qui allaient constituer la version définitive du Coran. Pris d’effroi devant une telle responsabilité historique qu’il pensait sans doute bien lourde, Abu Bakr aurait tergiversé pendant son califat (2 ans) avant qu’Uthman (3e Calife) ne se charge de ce travail historique remarquable. Parallèlement, en Islam, il existe des textes censés apporter des éclairages sur la vie du prophète (hadiths). Deux siècles plus tard (IXe siècle), l’entreprise de recensement de ces hadiths a débuté, mais s’est révélée longue et fastidieuse, comme l’ont été les Evangiles, sept siècles auparavant.



Si, à partir du IIe siècle, les docteurs de l’Eglise sont intervenus pour différencier les vraies des fausses Evangiles, au niveau de l’islam (mais sur un autre niveau), il s’est trouvé de brillants intellectuels, tel le fameux Boukhari (en 194), pour parcourir les grandes villes et universités du monde arabe et procéder à la recension des hadiths. A l’époque du Prophète (PsL), il était de bon ton de se réclamer de sa famille, ou de jurer avoir un parent lointain qui l’a entendu se prononcer sur telle question, etc. Ces foisonnants récits rapportés selon les générations ne pouvaient traverser l’épaisseur du temps sans parasiter son œuvre. Par conséquent, le travail d’authentification requière des qualités, comme la méthode, la patience et une rigueur à toute épreuve pour faire le tri entre vrais et faux hadiths. Après en avoir recensé près de 600000 (596000 précisément), et interviewé 1080 personnes, Boukhari procède à une première évaluation critique pour ne retenir que 7275. Mais ce nombre recèle des hadiths dits « répétitifs », et à la suite d’une seconde approche bien minutieuse, il en authentifie finalement près de 4000 qui serviront de base à l’herméneutique moderne des sciences religieuses (Fiqh), dont il a été lui-même le précurseur. Toutefois, certains hadiths authentifiés sont rejetés par Aicha (la première épouse du Prophète). Ce qui complique considérablement le travail d’exégèse. (A suivre)



Le Dr Ndiakhat NGOM, universitaire, a servi à l’Unesco (aux côtés de Pierre Sané) et a été chargé de programme à Amnesty International (France). Email : ngom11@live.fr
Samedi 11 Aout 2012
Dr Ndiakhat NGOM