Dépot d'une proposition de loi pour centraliser la gestion foncière : "Un recul de la décentralisation dans un contexte de territorialisation des politiques publiques" (Dr Oumar Faye)


Le Sénégal s’est engagé de manière résolue et irréversible dans la décentralisation qui est une  forme de gouvernance qui transfère des compétences, attributions et pouvoirs au niveau  territorial en raison principalement du principe de subsidiarité.  Ainsi, tous les actes posés, notamment par les décideurs, doivent aller dans le sens du  renforcement de cette décentralisation, en la contrôlant certes, mais non vers sa fragilisation.  

Il est vrai que les multiples problèmes causés par la gestion foncière interpellent et appellent à  réfléchir. Et j’estime que la proposition du député pose une réflexion plus large sur la  gouvernance foncière comme « instrument » de développement. Ce qui cristallise les attentions sur le foncier, c’est que nous en avons une approche très  « citadine » parce que quand on parle de foncier, on ne pense qu’à l’habitat. Comment faire  pour avoir une maison surtout dans les zones où une forte urbanisation est constatée et où il est  difficile de trouver des espaces pour l’habitat. Mais dire que « l’Etat doit reprendre le contrôle total du foncier » semble vouloir penser que  l’Etat avait totalement laissé la gestion foncière aux mains seulement des collectivités  territoriales ; ce qui est loin d’être le cas en réalité.  

La question du foncier est traitée au titre II du Code Général des Collectivités Territoriales  (CGCT), « des compétences des collectivités territoriales ». Ces compétences concernent le  domaine privé de l’Etat (art 294 et 295), le domaine public de l’Etat (art 296 à 299) et le domaine  national (art 300 à 303). Et c’est justement ce dernier, le domaine national, qui occasionne  beaucoup de commentaires et de passions. Pour comprendre cette question, il faut se référer à la loi sur le domaine national initié en 1964  parce que le CGCT précise que l’utilisation des terres du domaine national doit être faite  conformément à la loi sur le domaine national.  La loi N° 64-46 du 17 juin 1964 relative au domaine national précise bien que les terres du  domaine national sont détenues par l’Etat en vue d’assurer une utilisation et une mise en  valeur rationnelle (art 2). 

Pour rappel, les terres du domaine national sont classées en quatre catégories : i) les zones  urbaines, ii) les zones classées, iii) les zones des terroirs et iv) les zones pionnières.  C’est plus précisément dans les zones de terroirs qu’il y a beaucoup de problèmes. Dans ces  zones, les terres doivent être affectées pour un usage agricole, pastorale, pour l’habitat rural,  pour les équipements collectifs… Et cette affectation doit se faire principalement aux membres  de la communauté.  

Ces affectations doivent aussi être approuvées par les représentants de l’Etat pour avoir force  exécutoire. Ces représentants de l’Etat sont les délégués du Président de la République dans  leur circonscription et y représentent tous les ministres. Donc l’Etat, par ses services  déconcentrés, est bien au cœur du dispositif de la gestion foncière.  En effet, malgré la suppression en 1996 le contrôle a priori et son remplacement par le contrôle  a posteriori, les actes relatifs aux affaires domaniales et d’urbanisme, sont toujours restés sous  le coup du contrôle a priori (art 245 du CGCT). Ce qui veut dire que si l’Etat, par le biais de ses  représentants n’approuve pas un acte pris dans le foncier, il n’est pas exécutoire.  Il faut préciser que pour les terres affectées par les collectivités territoriales, l’affectataire n’a  que le droit d’usage. Le décret d’application de la loi sur le domaine national précise que  « l’affectation est personnelle à l’individu ou au groupement bénéficiaire ». Elle ne peut faire  l’objet d’aucune transaction et même d’héritage.

Donc, au lieu de prendre une loi pour « suspendre la compétence des collectivités territoriales  en matière foncière jusqu'aux prochaines élections » il faut exiger que les lois qui existent notamment celle de 1964 sur le domaine national, le CGCT soient respectées. Respecter la loi voudra dire que les communes doivent délibérer uniquement sur les terres  situées dans les zones de terroirs pour les usages fixés par la loi et pour les communautés  définies par la loi. Respecter la loi c’est faire comprendre que les communes n’ont pas à faire des affectations pour  les projets qui ne sont pas de leurs compétences et agir en conséquence. 
 

Les lotissements 

Il est évident que les lotissements qui sont faits dans les territoires suscitent beaucoup de  problèmes. Mais là aussi, la responsabilité est largement partagée entre l’Etat et les collectivités  territoriales.  La loi sur le code de l’urbanisme définit clairement comment un lotissement doit s’opérer. Il  s’agit d’une procédure assez longue qui passe par le visa d’un ensemble de services techniques  (Etat) avant que le Ministre en charge de l’urbanisme (Etat) ne délivre l’autorisation. Aucune  commune ne peut se lever un bon matin et procéder à des lotissements.  

Donc, s’il y a un problème à ce niveau, c’est une responsabilité largement partagée parce  qu’aucune commune ne peut délivrer un bail encore moins un titre foncier.  Si nous prenons le cas de Mbour IV et ses alentours, dans le département de Thiès, cette zone était comprise dans la forêt classée, donc pas de la compétence des communes. C’est l’Etat qui  a déclassé et qui a initié des lotissements. Et c’est là où les dérives ont été les plus marquées.  La responsabilité donc en incombe principalement à l’Etat.  Est-ce que si l’Etat, par ses services, a failli en certains endroits, dans la gestion foncière, il faut  prendre une loi pour lui enlever cette compétence. Je ne pense pas. Par contre, il faut que nous  tous nous revenions au respect de la loi qui dans son esprit est juste. En ce qui concerne le foncier pour l’habitat social, il faut préciser que l’Etat a la possibilité  d’identifier les terres du domaine national dont il besoin pour renforcer l’accès au logement et  de les immatriculer à son nom (art 3 de la loi sur le domaine national). Ce qui va bien sur  répondre au besoin de sécurisation du foncier pour l’habitat social.  

Confier le foncier à l’ANAT 

La proposition de l’Honorable député de vouloir protéger les bonnes terres agricoles, de  classifier les forêts afin d’éviter leur destruction par les projets immobiliers, de réserver des  espaces pour les grands projets de l’Etat est louable. Pour cela il faut une bonne planification  spatiale. 

Certes, l’ANAT a cette mission à travers le Plan national d’Aménagement et de Développement  Territorial (PNADT) qui est un instrument de planification spatiale à long terme qui fixe les  orientations stratégiques d’aménagement et de développement durable à l’échelle nationale. Ce plan national est décliné dans les départements par le Schéma Départemental d’Aménagement et de Développement Territorial (SDADT) et dans les communes par le Schéma Communal d’Aménagement et de Développement Territorial (SCADT), qui sont des  instruments de planification spatiale qui définissent les options d’aménagement à l’échelle des  départements et des communes. Et, c’est justement au niveau de la commune que la définition  des vocations doit se faire par le biais d’une planification participative, incluant les citoyens qui  ont une bonne connaissance de leur milieu, comme le consacre le CGCT qui érige la  participation citoyenne en principe. 

Si les zones à vocation sont clairement définies avec des espaces dédiés à l’agriculture, à  l’élevage, aux zones classées, à l’industrie, à l’habitat et autres, il faudra veiller à leur stricte  application. En ce sens, il conviendra, avant toute approbation d’une délibération par le représentant de l’Etat, et pour quelque usage que cela soit, vérifier sa conformité avec la  planification spatiale et recueillir l’avis de l’ANAT comme le consacre le décret 2022-1088 du  05 mai 2022 relatif au visa de localisation. Cela permettra à coup sûr d’éviter les dérives et de  construire sur des terres qui ont une vocation autre que l’habitat. Cette compétence de planification spatiale est du ressort des collectivités territoriales comme  le rappelle clairement la loi d’orientation de 2022 relative au système national de planification et la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable des Territoires (LOADT) de 2021. Ainsi, vouloir confier cette compétence à l’ANAT, qui est niveau central, c’est faire fi d’un  principe important en matière de gouvernance qui est la « subsidiarité ».  C’est cette subsidiarité qui permet une réaction rapide de l’entité la plus proche pour prendre  les solutions idoines.  

Si cette compétence est confiée à l’ANAT, cela voudra dire que si dans la planification, qui est  toujours une compétence de la commune, à moins que la loi ne change à ce niveau, les  populations identifient des espaces pour construire des infrastructures collectives pour  améliorer leurs conditions de vie (maternité par exemple), il faudra demander l’autorisation à  l’ANAT, qui va instruire ses services au niveau territorial (qui sont très peu pourvus en  ressources humaines et en logistique) pour faire une étude, donner un avis technique et remonter  l’information au niveau central pour que cette-dite autorisation soit accordée ou refusée. Et, il  faudra le faire pour les 601 collectivités territoriales du Sénégal qui peuvent à tout moment  exprimer des demandes dans ce sens ; cela ne sera pas aisé. 

Alors qu’en raison de la subsidiarité, la collectivité territoriale, qui sait à quel point un besoin  est pressent pour les populations, aurait rapidement pris une délibération pour régler cette  question ; et c’est là tout le sens de la décentralisation. Il faudra aussi pour l’ANAT, si elle veut assurer un suivi pertinent de la gestion foncière et  respecter les vocations des espaces, procéder à l’élaboration des documents de planification  spatiale (SDADT et SCADT) dans les 601 collectivités territoriales. Ce qui n’est pas encore  gagné car le taux de couverture en document de planification est extrêmement faible (autour de 10%). 

Il ne faut pas se voiler la face, la gouvernance foncière est complexe, parce qu’à côté du droit  moderne, il existe une réalité coutumière qui est très ancrée surtout dans certaines zones, d’où  une gestion très fine qu’il faut avoir de cette problématique. Si tant est que cela devrait se faire, pourquoi ne faudra-t-il pas confier cette responsabilité aux  autorités administratives, qui sont l’incarnation de l’Etat, et qui ont l’avantage d’être très  proches des réalités des territoires ? 

Recul de la décentralisation dans un contexte de territorialisation des politiques publiques  avec l’érection des pôles territoires 

Cette proposition de loi qui consacre la centralisation est un recul de la décentralisation à l’heure  même où l’agenda national de transformation prévoit de construire le développement du pays  à partir des pôles territoires. Si on enlève la compétence « domaine » de la collectivité territoriale, comment les autres  compétences pourront-elles être exercées ? 

- L’exercice de la compétence éducation, où il s’agit de construire des écoles nécessite forcément du foncier ; 

- L’exercice de la compétence « santé » implique la construction de infrastructures  sanitaires qui nécessite du foncier ; 

- L’exercice de la compétence environnement et gestion des ressources naturelles ne peut  se faire que sur le foncier ; 

- Etc.

 

Cette approche d’endogénéisation du développement doit conférer plus de responsabilités aux  territoires en les rendant maitresses de la planification spatiale, économique, sociale,  environnementale, etc. Et dans cette approche de construction d’un développement endogène sur la base des  potentialités, le foncier va forcément jouer un rôle important. En définitive, j’estime que la préoccupation de l’honorable député est louable ; mais telle quelle  est posée, elle risque de fausser le véritable débat sur la gouvernance foncière dans le pays et  l’orienter vers des considérations très « politiciennes ». 

A mon avis, au lieu de légiférer, à nouveau, pour régler ce problème, il faut : - Instruire les autorités administratives de ne plus approuver une délibération prise sur  des terres fertiles destinées à l’agriculture, sur les emprises des projets structurants de  l’Etat, etc. 

- Demander à ce que l’Etat immatricule à son nom les terres dont il a besoin pour ses  projets phares dans le domaine de l’habitat social, de l’industrie, de l’agriculture, des  infrastructures… ; ce qui va les sécuriser ; 

- Demander aux collectivités territoriales d’avoir des documents de planification spatiale  qui définissent clairement les vocations de chaque espace et de veiller rigoureusement  à la mise en œuvre de ces plans. 

Dr Oumar FAYE Email : oumar.faye@gmail.com

Jeudi 13 Mars 2025
Dakaractu



Nouveau commentaire :
Twitter



Dans la même rubrique :