Contribution : Quelques corrections et suggestions grammaticales à l’attention de Karim Wade


« Une vie d’écriture m’a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus limpides sont souvent les plus traitres ». C’est par cette grande leçon de prudence et de circonspection que l’éminent journaliste et écrivain libanais, Amin Maalouf, commence son essai intitulé Les Identités meurtrières. Si Karim Wade l’avait lu avant de brûler ses vaisseaux en « parlant » aux Sénégalais par écrit, à défaut de pouvoir leur parler dans leurs langues, il aurait dû lire, relire et se faire lire sa lettre avant de la publier. Je passe sur le canal choisi qui est a priori symptomatique d’un aveu d’échec. Comme il le dit lui-même dans un style répétitivement rebutant qui restitue douloureusement une gradation, on a « tout vu, tout lu et tout entendu [certainement sur lui] pendant ces dernières années, ces derniers mois, ces dernières semaines et ces derniers jours ». Il a fallu personnellement que je lise cette lettre au style amphigourique pour me convaincre véritablement de la ringardise de « l’homme public » présenté par son père sous les traits d’un génie. Mais ce n’est pas le père qui donne la grâce d’un « coeur intelligent ». Alain Finkielkraut rappelle que le roi Salamon n’arrêtait pas de supplier l’Éternel de la lui accorder. D’ailleurs, les véritables mesures du génie de l’homme, précise Lamartine en parlant du Prophète Mohamed (PSL), résident dans « la grandeur du dessein, la petitesse des moyens et l’immensité du résultat » qui, malheureusement dans le cas de Karim Wade, sont littéralement faussées par le bas projet dont il est suspecté (succéder à son père), le gigantisme des moyens qui lui sont donnés ( des centaines de milliards) et la médiocrité de sa performance (coupures d’électricité persistantes, infrastructures défectueuses, et j’en passe).
Sans entrer dans le débat polémique et politicien de la modalité aléthique de certains propos contenus dans la lettre, je voudrais juste livrer ici quelques solécismes et autres incorrections. On s’apercevra en même temps, dans une perspective qui emprunte à la psychanalyse, du caractère déloyal de l’écriture (ici la lettre) envers son auteur (Karim Wade) qui, « s’il ne veut pas (consciemment) se dévoiler, révèle ce qu’il désire (inconsciemment) dévoiler; elle [l’écriture] en dit toujours plus loin que ne le croit celui qui écrit, tant l’inconscient, à la faveur d’une page blanche comme d’un divan, est bavard ». Il y a donc un important effet de réel qui se cache dans l’écriture (plus exigeante, du reste, que le code oral) dont l’impact semble être ignoré par cet « homme public » encore clairsemé. Je lui demande de méditer ces mots de Philippe Hamon qui l’aideront, à coup sûr, à veiller sur l’image de son langage et de sa langue : « la parole elle-même explique et ‘’pose’’ le personnage qui la tient. La parole est donc non seulement véhicule du documentaire sur le monde […], mais document sur la [personne], une tournure, une locution, un
argot, une théorie, une confession renseigne, par son contenu comme par sa forme même, sur le personnage qui l’assume, contribue donc à le situer, à classer ce dernier socialement, professionnellement, psychologiquement, biologiquement : le latin signale le prêtre, l’argot l’ouvrier, le terme technique le savant, le ‘’mot’’ le mondain, le babil l’enfant ». Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir, à la lecture des incorrections ci-dessous, lequel de ces niveaux de langue soulignés par Hamon utilise, dans sa lettre, notre Ministre d’État à la longue titulature.
De réels problèmes avec la ponctuation
Permettez-moi de faire un rappel au Ministre, comme j’en ferai très souvent dans ce texte, que la ponctuation a une portée interactive entre l’auteur et le lecteur: elle permet à l’un de construire du sens que l’autre doit saisir dans un rythme soutenable. C’est dire que des entorses fréquentes portent atteinte à l’idée (de l’auteur) et/ou à la compréhension et au souffle (du lecteur). À ce propos, l’abbé Girard nous dit dans Les vrais principes de la langue française : « La ponctuation soulage et conduit le lecteur. Elle contribue à l’honneur de l’intelligence […] Elle remédie aux obscurités qui viennent du style ».
La lettre de Karim Wade ne manque pas de dommages. Elle témoigne d’une réelle méconnaissance du bon usage des signes de ponctuation. Ku wax féñ, dit-on en wolof. On aurait mis dans le dos de la saisie deux ou trois signes de ponctuation mal placés, mais avec leurs mésusages fréquents et les autres fautes notées ça et là, j’ai difficilement résisté à la tentation de lui donner à la fois une leçon de modestie et de grammaire. Nous savons tous que, pour l’amour et l’importance qu’il accordait à la langue française, le Président Senghor (un véritable homme d’État) n’hésitait pas à convoquer dans son palais un journaliste ou un Ministre pour des exercices de style et de correction syntaxique. Pour donner encore à Wade père l’opportunité de perpétuer la mémoire de son prédécesseur – ce qu’il a fait à plusieurs occasions avec en dernière date le FESMAN –, commençons par les virgules mal placées.
« Jamais dans l’histoire du Sénégal, un homme public n’a reçu, autant de coups, de propos diffamatoires et outrageants. »
Il faut dire au Ministre d’État Karim Wade que dans cette phrase sa deuxième virgule (après « n’a reçu ») est fautive. Sauf dans le cas d’une apposition explicative ou d’une proposition incise – ce qui n’en est pas un dans sa phrase –, sa langue maternelle n’accepte pas que le verbe soit séparé de son complément d’objet direct par une virgule. Au-delà, il y a à travers la topicalisation (articulation entre un terme posé en tête et le prédicat qui le suit) du syntagme initial renforcé par l’adverbe de temps « jamais » (employé ici avec un sens négatif) une réelle volonté de se distinguer du commun des Sénégalais. Mais « la singularité est dangereuse en tout », disait
Fénelon, puisqu’elle « n'est un mérite que pour ceux qui n'en ont pas un autre. » (Proverbe chinois). Pour revenir au chapitre des virgules de trop, analysons encore la phrase suivante :
«Si cette idée a continué de prospérer […], c’est parce qu’elle est savamment entretenue par une partie des acteurs politiques aidée en cela par des journalistes,- véritables machines de guerre contre ma petite personne.»
Ici, le tiret qui exprime une incise située en fin de phrase pour préciser les « acteurs politiques » et les « journalistes » auxquels il fait allusion ne peut en aucune manière être précédé par la virgule qui remplit la même fonction grammaticale. Il y a donc redondance syntaxique. Bien plus, dans les phrases suivantes, ni la longueur et le rythme ni la disposition syntaxique n’imposent l’usage des virgules dont la suppression permet d’alléger la construction et de faciliter au lecteur, surtout dans la première phrase, la saisie sans rupture du parallélisme antithétique qu’il cherche sans doute à faire ressortir :
« J’ai choisi la difficulté, en refusant le scénario de la facilité. J’ai accepté les missions qui m’ont été confiées jusque-là, pour avoir l’opportunité de mieux servir mon pays. »
À travers l’emploi des signes de ponctuation dans sa lettre, Karim Wade montre de la difficulté à garder, jusqu’au terme de sa phrase, la continuité et la cohérence que requiert toute construction syntaxique réfléchie. Dans la série des phrases impératives suivantes, rien ne justifie le point qui termine la dernière phrase :
« Cette confusion doit finir ! Cette intoxication doit s’arrêter ! Cette injustice doit cesser. »
De la même manière, il y a une certaine discontinuité dans l’usage en mention qui apparaît dans la phrase ci-dessous où les guillemets qui frappent le mot « condamné » doivent s’étendre à tous les autres mots (« sanctionné», « entendu », « jugé » « procès ») pour qu’il puisse avoir de la cohérence dans la métaphore victimisante du jugement sans présomption d’innocence (« procès sans défense » et « sans recours ») qu’il cherche à filer :
ʺ Impitoyablement, je suis sanctionné sans être entendu, jugé dans des procès sans défense, « condamné» sans recours possible.ʺ
Je vais terminer sur l’emploi inapproprié de signes de ponctuation par ce dommage que Karim Wade cause à son père. Pour parler du combat politique de ce dernier, il entame comme suit une série de phrases nominales à valeur explicative malheureusement introduite par un point qui, à vrai dire, occulte les mérites de son père par delà la rupture syntaxique qu’il introduit dans la construction de la phrase (le point marquant toujours une pause forte):
« Comme vous le savez, le Président de la République Me Abdoulaye Wade est habité par la passion du Sénégal et ne respire que par l’Afrique et plus généralement pour la paix. Plus d’un quart de siècle de combat pour l’approfondissement de la démocratie et pour la conquête des droits individuels et collectifs. Plus d’un quart de siècle pour la liberté d’expression et pour la transparence des élections. »
Il faut ici lui dire que ce sont les deux-points qui conviennent (à la place du point placé après le mot « paix ») pour refléter les liens sémantique et syntaxique qui existent entre les deux énoncés. Mieux, le sujet « Abdoulaye Wade » devait être repris par un pronom personnel puisque les propositions coordonnées n’ont pas la même forme grammaticale. Cela présenterait l’avantage de désambiguïser la phrase en évitant la coordination sur le même axe syntagmatique de deux propositions dont l’un est de sens positif et l’autre de sens négatif.
Des constructions lourdes et alambiquées
La première construction malheureuse à avoir attiré mon attention est la suivante :
« Je me dois d’autant plus de le faire que tout un chacun sait que je suis la cible d’attaques profondément injustes. »
Il y a une confusion manifeste de sens de la part du Ministre d’État entre « d’autant plus que » et « d’autant plus…… que ». Je lui rappelle que le premier, qui convient le mieux dans sa phrase, s’emploie (tout comme « d’autant moins que) dans le cas où il n’y a pas comparatif dans l’autre membre. Voilà ce qu’il doit écrire plus correctement :
« Je me dois de le faire d’autant plus que tout un chacun sait que je suis la cible d’attaques profondément injustes. »
Lourde et fautive, la construction suivante l’est aussi:
« De ma présomption d’innocence, on s’en passe automatiquement. »
Je concède au Ministre, sous bénéfice d’inventaire, qu’il sait que le pronom adverbial « en » s’emploie, pour assurer une reprise anaphorique, dans le cas d’un verbe toujours suivi de la préposition « de ». Mais je ne peux pas manquer de constater qu’il ignore que son emploi appelle automatiquement la suppression de la préposition. Pour ne pas reprendre l’expression « se passer de » dont l’emploi pose problème dans le contexte de cette phrase, je donne les exemples suivants pour illustrer ce que je viens de dire. On peut dire « Ces affaires, je ne m’en occupe pas », mais on ne peut dire « De ces affaires, je ne m’en occupe pas ».
L’image syntaxique par laquelle le Ministre quitte les Sénégalais dans sa lettre est encore triste et alambiquée. Sa phrase conclusive répète six fois la conjonction « et » dans une longue énumération exclusive d’un certain type de citoyen (les tortueux, les froussards, les paresseux, etc.) qu’il finit par réintroduire par la faute d’une contradiction malheureuse. Relisons ce qu’il a écrit :
« En conclusion, il nous faut renouveler notre ambition pour le Sénégal, en compagnie de citoyens simples et droits, courageux et travailleurs, issus des centres urbains, de la banlieue et des zones rurales et avec tous les millions d’hommes, de jeunes et de femmes qui nourrissent autant d’amour et de passion pour notre cher Sénégal. »
Nous savons que la conjonction « et » exerce une fonction connective au sein d’une expression complexe où elle apporte une information nouvelle tout en clôturant une série énumérative. Ceci n’est pas le cas quand le Ministre termine par « et avec tous les millions d’hommes, de jeunes et de femmes qui nourrissent autant d’amour et de passion pour notre cher Sénégal » qui renferme une valeur plus conclusive qu’additive. C’est pour lui dire que c’est la conjonction « donc » qu’il faut à la place du « et » pour conférer à son énoncé la valeur de reprise synthétique qu’il exprime maladroitement. Que dire aussi du sémantisme du verbe « renouveler » ? S’agit-il de faire du nouveau avec de l’ancien, de faire de nouveau ou de remplacer une chose usée, altérée par une chose semblable ? Il s’y ajoute, sur le plan du sens et de la logique, que les types de citoyens disqualifiés implicitement par le Ministre peuvent aussi nourrir de l’amour et de la passion pour leur pays. En plus, il y a un mélange de genres dans l’énumération suivante symptomatique (au sens althussérien du terme) des pratiques clientélistes et des coteries partisanes au sommet de l’État qui ne sont pas loin de ce que le Ministre d’État (« simple » et « droit » ?) reproche à certains de ses concitoyens :
« Qu’on perde un marché public, une position, une faveur, un privilège, un titre, une fonction, aussitôt l’on me rend responsable. »
On ne peut pas mettre sur le même axe paradigmatique, au nom de l’exigence de rigueur qui doit guider toute énumération, l’attribution d’un « marché public » (qui doit obéir à des critères objectifs relatifs à la loi sur le code des marchés) et la « faveur », le « privilège », « la position » qui relèvent de catégories purement subjectives. D’une confusion syntaxique, le Ministre passe allégrement à une confusion des rôles. Est-ce parce qu’on attribue les marchés publics de la même manière qu’on accède à ses « positions » de privilège? En tout cas le rapprochement est troublant tout autant que les incohérences notées dans les pronominalisations que je vais analyser dans ce qui suit. Mais auparavant, j’aimerais revenir sur une remarque précédente pour
dire que cet énoncé me donne encore raison d’avoir mis sous bénéfice d’inventaire la bonne compréhension que le Ministre a du fonctionnement du pronom adverbial « en ». On conviendra avec moi que l’expression « rendre quelqu’un responsable » est toujours suivie de la préposition « de ». Par conséquent, il est plus correct, du point de vue grammatical, de dire « aussitôt l’on m’en rend responsable ». Mais du point de vue sémantique, il est clair que cette dernière expression est inappropriée ici et qu’il convient plutôt de dire « aussitôt l’on m’en tient responsable » pour mieux faire ressortir la charge accusatrice.
Des incohérences troublantes et des confusions dans les reprises anaphoriques
Le rappel s’impose encore ici : les pronoms de reprise ont une valeur anaphorique et leur pertinence se justifie dans la possibilité de retrouver, sans ambigüité, leurs antécédents dans le segment cotextuel antérieur. Prenons l’énoncé suivant pour nous faire une première idée des reprises anaphoriques fautives de notre Ministre d’État :
« Avec mes collaborateurs et fort de l’expertise nationale et internationale, nous sommes toujours partis de rien, pour aboutir à ce que l’on voit. »
L’expression « avec mes collaborateurs » exprime un accompagnement, elle ne peut pas être suivie de « nous » ici. Il y a deux formulations correctes possibles : « Avec mes collaborateurs […], je suis ….. » ou bien « Mes collaborateurs et moi sommes ….. ». Ce sont des incohérences de cette nature dans les reprises anaphoriques qui occasionnent, comme dans la phrase ci-dessous, le passage cavalier d’un « je » à un « nous » sans aucune logique dans la construction :
« Systématiquement, je suis l’objet de graves accusations, de profondes détestations, d’attaques hallucinantes de la part de ceux qui nous connaissent à peine ou pas du tout. »
Le courage (moralement) et la logique (grammaticalement) voudraient que la reprise soit assurée par une occurrence du « je ». Mais l’irruption du « nous » me paraît une sorte de refuge qui tente d’élargir le sentiment de victimisation qui parcourt toute sa lettre. Ce « nous » est tellement troublant qu’on peut y voir, par le biais d’une « lecture symptomale », l’expression de son subconscient. Déjà inclus dans ce « nous », ne pense-t-il pas aux deux autres entités du trio familial (la soeur et la mère) en parlant de ceux qui sont « à peine ou pas du tout » connus des Sénégalais ? En tout cas ses brillants collaborateurs, eux, sont très bien connus pour les preuves qu’ils ont déjà faites et qui forcent le respect (je pense à Boubacar Camara, Abdoulaye Racine Sy, Madior Sylla, etc.). En plus, je ne vois encore nulle part où ces derniers font l’objet d’« attaques hallucinantes » de la part de leurs concitoyens. Tout autrement, si le Ministre pense
conférer à ce pronom le sens d’un « nous » de majesté, il donne encore à voir l’expression regrettable d’un égo démesuré. Tout cela est pour montrer que, de toute manière, ce « nous » est lourd de conséquence grammaticale et de préjudice moral. Il installe notre Ministre d’État dans une posture inconfortable qui montre, si besoin en était à nouveau, à quel point sa lettre est dommageable à tout point de vue.
Incapable à l’oral et inapte à l’écrit, que reste-t-il à Karim Wade ?

(Par ABDOULAYE DIOUF Docteur ès Lettres)
Mardi 19 Juillet 2011
Yerim