Dakaractu : Vous êtes l'administrateur de la plateforme en ligne, CoViD19-ΛFЯICΛ, qui suit l'évolution de la pandémie du coronavirus sur le continent africain. Comment est né cet outil ?
Cedric Moro : La plateforme CoViD19-ΛFЯICΛ a été conçue et développée spécifiquement pour cette épidémie, depuis janvier. Elle a pour objectif de suivre en temps réel l’épidémie sur tout le continent Africain, non seulement à l’échelle des pays, mais aussi en regroupant des données à l’échelon local, notamment par région.
En parcourant les statistiques et les cartes de la plateforme, il est possible de voir quelles sont les zones les plus touchées, où est-ce que le virus progresse, quels sont les besoins et les réponses sanitaires des pays.
Quelles sont les difficultés liées au suivi de la pandémie dans un continent où la dématérialisation reste au stade de chantier pour beaucoup de pays ?
À l’exception peut-être d’un ou deux pays, les pays africains sont dotés en grande majorité de systèmes d’information géographique et d’applications statistiques leur permettant une dématérialisation de leur gestion des données épidémiologiques.
Contrairement à une idée reçue, ils sont, en majorité, relativement ouverts à les mettre en ligne pour informer leurs citoyens. Pour cela, deux types de support : les tableaux de bord en ligne, reprenant une partie des statistiques officielles et la communication de cartes et de statistiques sur les médias sociaux officiels ou via communiqués dans la presse en ligne.
La première difficulté rencontrée est que, à l’exception du Sénégal, peu de pays partagent leurs données épidémiologiques dans un format ouvert qui faciliterait les transferts de données vers d’autres systèmes d’information. Il nous faut donc reporter la plupart des cas des pays dans nos propres tableaux de données pour les mettre en ligne sur notre plateforme, ce qui prend beaucoup de temps. Mais cette difficulté n’est pas spécifique au continent.
La deuxième difficulté, même si elle concerne fort heureusement qu’une poignée de pays, est l’obstruction officielle à la communication de données. Par exemple, la Tanzanie n’informe plus sur ses cas nationaux depuis avril et l’Egypte ne souhaite pas communiquer sur la situation de l’épidémie à l’intérieur du pays. À l’inverse, d’autres pays comme le Gabon ou le Liberia jouent pleinement la carte de la transparence, avec un niveau très fin de détails dans leurs rapports quotidiens.
Comment avez-vous vécu le fait qu'une encyclopédie comme Wikipédia vous ait royalement ignoré comme source crédible dans son récit de la pandémie en Afrique ?
Pour être franc, je l’ai mal vécu, comme une attitude néocoloniale. L’Europe n’accepterait jamais que ce soit des données russes qui alimentent sa page covid-19 dans Wikipedia comme les Etats-Unis refuseraient que ce soit des données chinoises. Pourquoi l’Afrique, qui produit ses propres données, de qualité supérieure, devrait avoir comme source des données occidentales ?
Nous voulions donc que les données épidémiologiques sur l’Afrique soient des données africaines et non celles de la BBC ou d’une Université américaine. Pour cela, il y avait les données d’Africa CDC, qui sont issues directement des états membres de l’Union Africaine et les nôtres, reprises des annonces des ministères de la santé dont nous proposons dans notre interface la source et les liens où chaque nombre peut être vérifié.
Le pire est que nos données sont plus à jour et précises que les données occidentales que Wikipedia prend pour référence sur l’Afrique (sans compter leurs nombreuses erreurs). De surcroît, ce sont les Ministères de la santé des pays africains qui testent les patients. Ils devraient donc apparaître comme source des chiffres plutôt que Wikipedia ou toutes autres organisations occidentales qui n’hésitent pas à se mettre en copyright.
Nous avons néanmoins obtenu qu’Africa CDC soit référencé en lien sur la page Wikipedia sur l’épidémie covid-19 en Afrique, à côté du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies qui y était longtemps en référence. Malheureusement, ce ne sont toujours pas les données d’Africa CDC qui remplissent les tableaux statistiques et nous n’y sommes toujours pas référencés, malgré que nous soyons une source unique dans le monde sur les situations en régions des pays africains, nos données étant entièrement ouvertes et reconnues par bien des centres opérationnels d’urgence en Afrique.
Pour ne rien ajouter à cette tonalité néocoloniale, ce sont les Français de Wikipedia qui sont allés nous désindexer de la page américaine de Wikipedia où nous étions référencés ; dans la pure continuité du pré-carré de la France quand il s’agit de l’Afrique.
Dans ce contexte de lutte contre la marginalisation des données africaines, malgré une qualité supérieure, nous mettons un point d’honneur à creuser davantage l’écart avec les organisations occidentales en améliorant constamment nos données et présentations statistiques, même s’il nous faut travailler 14h/jour, 7j/7 et ce depuis janvier.
Votre plateforme est dépourvue de publicités. Les annonceurs ne se sont-ils pas intéressés à votre page ? Où c'est vous qui refusez la présence d'annonces ?
Je n’ai pas cherché d’annonceurs, ni de donateurs. J’aurais pu faire une partie payante mais j’estime qu’en tant que Sénégalais, dans ces moments durs, je dois participer à la résilience africaine face à cette pandémie sans faire d’obstruction payante à nos données. D’un autre côté, je suis focalisé sur l’urgence et je n’ai pas le temps de considérer les aspects financiers.
Vous suivez l'évolution de la pandémie en Afrique. Vous êtes donc en mesure de savoir si elle est en croissance et en décrue. Quelle appréciation pouvez-vous faire compte tenu des informations dont vous disposez à l'heure actuelle ?
Si l’Afrique a eu un des meilleurs départs du monde sur cette pandémie, surtout grâce à des mesures fortes prises par les états africains dès les premiers cas covid-19, il y a actuellement un certain relâchement sur le continent à cause de ces mêmes mesures, qui n’ont que trop longtemps duré pour continuer à être supportées par beaucoup de monde. Elles ont néanmoins permis de freiner considérablement l'épidémie et donc d'avoir plus de temps de préparation.
Cependant, il ne faut pas croire que la situation s’arrange sur le continent parce que certaines mesures restrictives auraient été levées. Il a fallu plus de 3 mois pour arriver à 100 000 cas en Afrique, 18 jours pour atteindre les 200 000 cas et seulement 10 jours pour atteindre les 300 000. Il s’agit donc d’une très forte accélération.
Mais maintenant, nous africains, savons plus que jamais ce qu’il faut faire face à cette menace invisible et en pleine expansion. Nous sommes donc en responsabilité pour transmettre ou pas la maladie, notamment à nos proches les plus fragiles que nous devons plus que jamais protéger.
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